SOMMAIRE
CPS N° 70                                                                                                             8 DÉCEMBRE 1997


DÉFENSE DU BOLCHEVISME :

OCTOBRE 1917

A l'heure où, de toutes parts, est organisée la falsification de ce que fut la Révolution d'Octobre, où est développée une brutale campagne contre le bolchevisme et la perspective même du socialisme, rétablir la vérité des faits et des positions politiques de chacun, dans le cadre de rapports précis entre les classes à un moment donné, s'avère une nécessité absolue.

Un précédent article (cf. CPS n° 68) a été consacré au parti bolchevique avant 1917, au combat mené par Lénine pendant plus de vingt ans pour construire un parti clairement délimité sur le plan programmatique, un parti organisé sur la base du centralisme démocratique mais dont la forme prenait en compte la situation politique.

Avec un second article (CPS n° 69) a été mis en évidence la place et le rôle du parti bolchevique durant l'année 1917, le combat mené par ce parti devenu "le parti de Lénine et de Trotsky" pour que soit victorieuse la révolution prolétarienne en octobre 1917.

LES LEÇONS DE FÉVRIER A JUILLET 1917

La première leçon qui se dégage des événements de l'année 1917, c'est que la révolution qui éclata en février 1917 ne fut spontanée qu'en apparence : tout le mouvement des masses, toute l'activité des ouvriers conscients organisant ce mouvement et permettant le passage de la grève générale à l'insurrection armée, avait été politiquement nourri - des années durant - par l'activité incessante du parti bolchevique, par sa propagande et son agitation.

La seconde leçon est que la chute du tsarisme, victoire décisive pour les masses ouvrières et paysannes de Russie, pour les peuples opprimés au sein de l'empire russe, ne réglait en même temps rien quant au fond : la vieille machine d'État était, pour l'essentiel, toujours en place ; le gouvernement était tombé aux mains de la bourgeoisie, laquelle s'opposait de toutes ses forces à la satisfaction des revendications élémentaires du prolétariat et des masses paysannes, en particulier : la paix immédiate, la journée de huit heures, la terre aux paysans, le droit des peuples de l'empire à disposer d'eux-mêmes.

La troisième leçon qui se dégage, c'est le rôle décisif du parti bolchevique pour ouvrir une issue politique aux masses. Cela a nécessité, en mars-avril 1917, de la part de Lénine un combat vigoureux pour réarmer politiquement le parti bolchevique en s'appuyant sur les forces profondes du parti contre les oscillations de la direction. Ce réarmement politique s'acheva par l'adoption des "thèses d'avril", lesquelles dégagent d'abord les caractéristiques de la situation :
 

"Ce qu'il y a d'original dans la situation en Russie, c'est la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite du degré insuffisant de conscience et d'organisation du prolétariat, à sa deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie".


A partir de là, l'essentiel des "thèses d'avril" (Cf.CPS n°69) vise à formuler le plus clairement possible la tactique qui doit être celle du parti bolchevique : ni opportunisme, ni gauchisme, mais une activité inlassable pour conquérir politiquement la majorité du prolétariat : d'un côté "aucun soutien au Gouvernement provisoire", de l'autre "reconnaître que notre parti est en minorité et ne constitue qu'une faible minorité, dans la plupart des Soviets des députés ouvriers". Pour Lénine, la conquête politique de la majorité au sein des masses ouvrières consiste à s'appuyer sur ce qui est l'expression la plus avancée du mouvement révolutionnaire des masses - les Soviets - et à opposer au gouvernement les revendications des masses :
 

"Expliquer aux masses que les Soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire, et que, par conséquent, notre tâche, tant que ce gouvernement se laisse influencer par la bourgeoisie, ne peut être que d'expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement aux masses les erreurs de leur tactique, en partant essentiellement de leurs besoins pratiques".


C'est sur cette orientation qu'en quelques mois, le parti bolchevique accroît son influence de manière spectaculaire, en particulier à Petrograd, mais sans être pour autant majoritaire avant fin août 1917.

UN RECUL PROVISOIRE

C'est dans cette période de transition, en juillet très exactement, que se situe le moment de "faiblesse" du développement révolutionnaire : l'exaspération des masses, la volonté de ces dernières d'en finir immédiatement avec la guerre impérialiste qui se poursuit, avec les carnages provoqués par les offensives militaires et les contre-offensives, le progrès de l'influence bolchevique... tout cela conduit à l'éclatement des "journées de juillet" ; mais ce sont des journées désordonnées, marquées par le fait que pour une grande part, les masses ouvrières n'avaient pas encore rallié l'avant-garde.

Trotsky analysera plus tard ainsi les événements de juillet :
 

"En juillet, les Bolcheviks pouvaient-ils se saisir du gouvernail ? Durant les deux journées critiques, le pouvoir à Petrograd était complètement tombé aux mains des institutions gouvernementales. Le Comité exécutif avait senti pour la première fois son impuissance complète. Prendre dans ces conditions le pouvoir n'aurait présenté aux Bolcheviks aucune difficulté. On pouvait s'emparer de l'autorité même et en certains points de la province. En ce cas, le parti bolchevique avait-il raison de renoncer à la prise du pouvoir ?"


Avant de répondre à cette question, Trotsky analyse les immenses avantages apparents qu'il y aurait eu à prendre dès juillet le pouvoir. Mais aussitôt après avait énuméré ces "avantages", il conclut néanmoins : "Et, cependant, la direction du parti avait absolument raison de ne pas s'engager dans la voie de l'insurrection armée.

Prendre le pouvoir ne suffit pas. Il faut le garder. Quand, en Octobre, les Bolcheviks estimèrent que leur heure avait sonné, la période la plus difficile pour eux survint après la prise du pouvoir. Il fallut la plus haute tension de forces de la classe ouvrière pour résister aux innombrables attaques des ennemis - En juillet, cette disposition à une lutte intrépide n'existait pas encore, même chez les ouvriers de Petrograd." (Octobre p.8)

C'est cette situation transitoire, inachevée, cette hétérogénéité de la conscience des masses, qui permit au gouvernement bourgeois d'écraser militairement les manifestations de juillet 1917. Pendant quelques semaines, il y a une phase de recul de la révolution, qui conduit Lénine à conclure :
 

"Le mot-d'ordre "Tout le pouvoir aux soviets" fut celui du développement pacifique de la révolution (...) jusqu'au moment où le pouvoir réel passa aux mains de la dictature militaire. Ce mot-d'ordre n'est plus juste aujourd'hui (...).

"4. Le parti de la classe ouvrière doit, sans renoncer à l'action légale, mais sans en exagérer un seul instant l'importance, associer le travail légal au travail illégal, comme en 1912-1914." (Oeuvres, Tome 25, p.189-192).


Cette phase est de courte durée ; le 12 août, la grève générale des ouvriers de Moscou en marque le terme.

LE PARTI BOLCHEVIQUE DEVIENT MAJORITAIRE

Durant le mois d'août, la situation économique, sociale, militaire se décompose à un point tel que certains cercles de la bourgeoisie tentent un putsch militaire : le 25 août, le général Kornilov lance sur Petrograd la Division sauvage du général Krymov. Le lendemain, le Comité central du parti bolchevique appelle à la formation de détachements ouvriers à Petrograd et dans les grandes villes.

Lénine précise aussitôt la tactique qui découle de la nouvelle situation : "La rébellion de Kornilov marque, on peut le dire, un tournant vertigineux dans le cours des événements. (...) Celui-ci exige une révision et une modification de la tactique. (...) Même à présent, nous ne devons pas soutenir le gouvernement Kérenski. Ce serait ne pas avoir de principes. (...) Nous faisons et nous continuerons de faire la guerre à Kornilov, comme les troupes de Kérenski : mais nous ne soutenons pas Kérenski, nous dévoilons au contraire sa faiblesse. (...) En quoi consiste donc la modification de notre tactique après la révolte de Kornilov ?
 

"En ce que nous modifions la forme de notre lutte contre Kérenski. Sans atténuer le moins du monde notre hostilité envers lui, sans rétracter aucune des paroles que nous avons dites contre lui, sans renoncer à le renverser, nous disons : il faut tenir compte du moment, nous n'essaierons pas de le renverser tout de suite, nous le combattrons maintenant d'une autre façon et plus précisément en soulignant aux yeux du peuple (qui combat Kornilov) la faiblesse et les hésitations de Kérenski. (...) On aurait tort de croire que nous nous sommes éloignés de notre objectif : la conquête du pouvoir par le prolétariat. Non. Nous nous en sommes considérablement rapprochés, pas en ligne droite, mais de biais." (Le 30 août).


De fait, c'est sous la direction des bolcheviks que les masses révolutionnaires, armées, mettent en échec la tentative de Kornilov.

La sanction politique tombe très vite : le 31 août, pour la première fois, le soviet de Petrograd adopte une résolution présentée par les bolcheviks ; le lendemain il en est de même à Moscou. Des "gardes rouges" sont constituées à Minsk, à Cronstadt, à Moscou... Le 9 septembre, les bolcheviks prennent la majorité au soviet de Petrograd ; le 19 septembre, le soviet de Moscou élit un Comité exécutif à majorité bolchevique. A travers tout le pays, durant ces mêmes semaines, se multiplient les "troubles paysans" tandis que le gouvernement provisoire tente une dernière manoeuvre en désignant une "conférence démocratique" laquelle doit "élire" un parlement.

Cette place nouvelle que reprennent les soviets - en relation avec la puissante remontée du mouvement des masses - conduit Lénine à reconsidérer la tactique à leur égard. Il le fait d'abord précautionneusement :
 

"Nous sommes maintenant en présence d'un tournant tellement brusque et tellement original de la révolution russe que nous pouvons, en tant que parti, proposer un compromis volontaire. (...) Ce qui est un compromis pour nous, c'est le retour à notre revendication d'avant juillet : tout le pouvoir aux soviets, formation d'un gouvernement de socialistes-révolutionnaires et de mencheviks, responsable devant les soviets.

"En ce moment, et en ce moment seulement, peut-être pendant quelques jours au plus ou pendant une semaine ou deux, un tel gouvernement pourrait se former et s'affermir d'une manière toute pacifique. Il pourrait très vraisemblablement assurer la progression pacifique de la révolution russe et de très grandes chances de progrès au mouvement mondial vers la paix et vers la victoire du socialisme." (14 septembre).


Mais la situation n'est plus celle de juillet et le 27 septembre, Lénine précise le sens de l'exigence "le pouvoir aux soviets" réaffirmée à ce moment-là :
 

"Le mot-d'ordre "le pouvoir aux soviets" est très fréquemment, sinon dans la plupart des cas, compris de façon absolument fausse, dans le sens de "ministère formé par les partis qui ont la majorité dans les soviets" ; et c'est sur cette opinion profondément erronée que nous voudrions nous arrêter plus en détail.

"Un "ministère formé par les partis qui ont la majorité dans les soviets", cela veut dire des changements de personnes dans la composition du cabinet, tout l'ancien appareil gouvernemental demeurant intangible. (...) "Le pouvoir aux soviets", cela signifie (...) la suppression de cet appareil et son remplacement par un appareil nouveau, populaire, authentiquement démocratique, celui des soviets." (Oeuvres, Tome 25, p.398) .


Le mot-d'ordre de front unique sur lequel a combattu le parti bolchevique avant le 3 juillet peut prendre maintenant sa pleine signification : celui de la préparation immédiate au soulèvement armé, à la prise du pouvoir par la destruction de l'appareil d'Etat bourgeois hérité de la vieille monarchie tsariste, et l'instauration de l'Etat des soviets

Fait significatif : c'est durant ces mêmes semaines d'août et septembre que Lénine écrit son ouvrage titré "L'Etat et la révolution". Le 23 septembre, Trotsky est élu président du soviet de Petrograd. Deux jours plus tard est formé le troisième et dernier gouvernement de coalition présidé par Kérenski. Le 6 octobre, la conférence des soviets de la région de Petrograd réclame : TOUT LE POUVOIR AUX SOVIETS.

Trois semaines plus tard, l'insurrection armée, détruisant l'Etat bourgeois, donne le pouvoir aux soviets.

LE PARTI BOLCHEVIQUE ET L'INSURRECTION

Il est une rengaine indéfiniment répétée par les journalistes et les historiens de la bourgeoisie : la révolution d'Octobre ne serait rient d'autre qu'un "putsch", le coup d'État organisé par un groupe minoritaire devant inévitablement provoquer des "flots de sang".

On a vu, au contraire, combien la politique constante du parti bolchevique aura été de consacrer toute son énergie à devenir majoritaire au sein des masses. Mais dès lors que cet objectif est atteint , est immédiatement posée la question de l'insurrection, de la prise du pouvoir par la destruction de la vieille machine : l'État bourgeois. Le rapport de l'un à l'autre est clairement analysé par Lénine dans le texte suivant écrit à la mi-septembre 1917 :
 

"LE MARXISME ET L'INSURRECTION

(Lettre au Comité Central du P.O.S.D.(b)R).

Parmi les déformations du marxisme, l'une des plus malveillantes et peut-être des plus répandues par les partis "socialistes" régnants est le mensonge opportuniste qui prétend que la préparation à l'insurrection et, d'une manière générale, la façon de considérer l'insurrection comme un art, c'est du "blanquisme".

Le grand maître de l'opportunisme, Bernstein, s'est déjà acquis une triste célébrité en portant contre le marxisme l'accusation de blanquisme, et , en fait, les opportunistes d'aujourd'hui ne renouvellent ni n'"enrichissent" d'un iota les pauvres "idées" de Bernstein, quand ils crient au blanquisme.

Accuser les marxistes de blanquisme, parce qu'ils considèrent l'insurrection comme un art ! Peut-il y avoir plus criante déformation de la vérité alors que nul marxiste ne niera que c'est justement Marx qui s'est exprimé sur ce point de la façon la plus précise, la plus nette et la plus péremptoire, en déclarant précisément que l'insurrection est un art, en disant qu'il faut la traiter comme un art, qu'il faut conquérir les premier succès et avancer de succès en succès, sans interrompre la marche contre l'ennemi, en profitant de son désarroi, etc...

Pour réussir, l'insurrection doit s'appuyer non pas sur un complot, non pas sur un parti, mais sur la classe d'avant-garde. Voilà un premier point. L'insurrection doit s'appuyer sur l'élan révolutionnaire du peuple. Voilà le second point. L'insurrection doit surgir à un tournant de l'histoire de la révolution ascendante où l'activité de l'avant-garde du peuple est la plus forte, où les hésitations sont les plus fortes dans les rangs de l'ennemi et dans ceux des amis de la révolution faibles, indécis, pleins de contradictions ; voilà le troisième point. Telles sont les trois conditions qui font que, dans la façon de poser la question de l'insurrection, le marxisme se distingue du blanquisme.

Mais, dès lors que ces conditions se trouvent remplies, refuser de considérer l'insurrection comme un art, c'est trahir le marxisme, c'est trahir la révolution.

Pour prouver qu'en ce moment précisément le parti doit de toute nécessité reconnaître que l'insurrection est mise à l'ordre du jour par le cours objectif des événements, qu'il doit traiter l'insurrection comme un art, pour prouver cela, le mieux sera peut-être d'employer la méthode de comparaison et de mettre en parallèle les journées des 3 et 4 juillet et les journées de septembre.

Les 3 et 4 juillet, on pouvait sans pécher contre la vérité poser ainsi le problème : il serait préférable de prendre le pouvoir sinon nos ennemis nous accuseront de toute façon de sédition et nous traiteront comme des factieux. Mais ont ne pouvait en conclure à l'utilité de prendre alors le pouvoir, car les conditions objectives pour la victoire de l'insurrection n'étaient pas réalisées.

1) Nous n'avions pas encore derrière nous la classe qui est l'avant-garde de la révolution.

Nous n'avions pas encore la majorité parmi les ouvriers et les soldats des deux capitales (Petrograd et Moscou). Aujourd'hui, nous l'avons dans les deux Soviets. Elle a été créée uniquement par les événements des mois de juillet et d'août, par l'expérience des "répressions" contre les Bolcheviks et par l'expérience de la rébellion de Kornilov.

2) L'enthousiasme révolutionnaire n'avait pas encore gagné la grande masse du peuple. Il l'a gagnée aujourd'hui, après la rébellion de Kornilov. C'est ce que prouvent les événements en province et la prise du pouvoir par les Soviets en maints endroits.

3) Il n'y avait pas alors d'hésitations d'une amplitude politique sérieuse parmi nos ennemis et parmi la petite bourgeoisie incertaine. Aujourd'hui, ces hésitations ont une grande ampleur : notre principal ennemi, l'impérialisme allié, l'impérialisme mondial - car les "Alliés" sont à la tête de l'impérialisme mondial - a balancé entre la guerre jusqu'à la victoire et la paix séparée contre la Russie. Nos démocrates petits-bourgeois, qui ont manifestement perdu la majorité dans le peuple, ont eu de profondes hésitations, quand ils ont refusé de faire bloc, c'est-à-dire de se coaliser avec les cadets.

4) C'est pourquoi, les 3 et 4 juillet, l'insurrection aurait été une faute : nous n'aurions pu conserver le pouvoir ni physiquement ni politiquement. Physiquement, bien que Petrograd fût par instants entre nos mains, car nos ouvriers et nos soldats n'auraient pas alors accepté de se battre, de mourir pour la possession de Petrograd : il n'y avait pas alors cette "exaspération", cette haine implacable à la fois contre les Kérenski et contre les Tsérétéli et les Tchernov ; nos gens n'avaient pas encore été trempés par l'expérience des persécutions contre les bolcheviks avec la participation des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks.

Politiquement nous n'aurions pas gardé le pouvoir les 3 et 4 juillet, car, avant l'aventure Kornilov, l'armé et la province auraient pu marcher et auraient marché contre Petrograd.

Aujourd'hui la situation est tout autre.

Nous avons avec nous la majorité de la classe qui est l'avant-garde de la révolution, l'avant-garde du peuple, capable d'entraîner les masses.

Nous avons avec nous la majorité du peuple, car le départ de Tchernov, s'il est loin d'être le seul signe, est pourtant le signe le plus visible et le plus concret que la paysannerie ne recevra pas la terre du bloc socialiste-révolutionnaire (ni des socialistes-révolutionnaires eux-mêmes). C'est là le point essentiel, celui qui donne à la révolution son caractère national.

Nous avons pour nous l'avantage d'une situation où le parti connaît sûrement son chemin, en face des hésitations inouïes de tout l'impérialisme et de tout le bloc des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires.

Nous avons pour nous une victoire assurée, car le peuple est désormais au bord du désespoir, et nous donnons à tout le peuple une perspective claire en lui montrant l'importance de notre direction "pendant les journées Kornilov".

Puis en proposant un compromis aux "hommes du bloc" et en recevant d'eux un refus qui est loin d'avoir mis un terme aux hésitations de leur part.

La plus grave erreur serait de croire que notre offre de compromis n'a pas encore été repoussée, que la Conférence démocratique peut encore l'accepter. Le compromis a été proposé par un parti à des partis : il ne pouvait en être autrement. Les partis l'ont repoussé. La Conférence démocratique n'est qu'une conférence, rien de plus. Ce qu'il ne faut pas oublier, c'est qu'elle ne représente pas la majorité du peuple révolutionnaire, la paysannerie appauvrie et exaspérée. C'est une conférence de la minorité du peuple - il ne faut pas oublier cette vérité évidente. La plus grande erreur de notre part, le pire crétinisme parlementaire, serait de traiter la Conférence démocratique comme un parlement, car même si elle se proclamait parlement et parlement souverain et permanent de la révolution, elle ne déciderait malgré tout rien : la décision ne lui appartient pas ; elle dépend des quartiers ouvriers de Petrograd et de Moscou." (Oeuvres Tome 26, p.14-16).


Quant à la question du "flots de sang" - qui seront en fait extrêmement réduits au moment de l'insurrection - Lénine l'aborde en ces termes :
 

"On parle des "flots de sang" de la guerre civile. La résolution des cadets-korniloviens citée plus haut en parle. Cette phrase, tous les bourgeois et tous les opportunistes la répètent sur tous les tons. Après l'affaire de Kornilov, elle fait rire, fera rire, ne peut pas ne pas faire rire tous les ouvriers conscients (...)

Des "flots de sang" crient les cadets. Mais ces flots de sang donneraient la victoire au prolétariat et à la paysannerie pauvre ; et il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent que cette victoire donnerait la paix au lieu de la guerre impérialiste, c'est-à-dire qu'elle épargnerait la vie de centaines de milliers de gens qui versent aujourd'hui leur sang pour le partage des profits et des conquêtes (annexions) entre les capitalistes. Si les 20 et 21 avril tout le pouvoir était passé définitivement aux Soviets, et qu'à l'intérieur des Soviets la victoire fût allée aux Bolcheviks alliés à la paysannerie pauvre, alors, cela dût-il coûter des "flots de sang" on aurait sauvé la vie du demi-million de soldats russes tombés certainement dans les combats du 18 juin.

C'est ce calcul que font et que feront tous les ouvriers et tous les soldats russes conscients, s'ils pèsent et s'ils évaluent la question soulevée partout de la guerre civile ; et naturellement, ces ouvriers et ces soldats qui ont vécu beaucoup et beaucoup pensé, ne se laisseront pas effrayer par les clameurs que poussent sur ces "flots de sang" les hommes, les partis et les groupes qui sont prêts à sacrifier la vie de nouveaux millions de soldats russes pour Constantinople, pour Lvov, pour Varsovie, pour la "victoire sur l'Allemagne".

Tous les "flots de sang" qui couleraient dans une guerre civile ne sauraient se comparer même de loin aux mers de sang que les impérialistes russes ont fait couler après le 19 juin (au mépris des chances extraordinairement élevées qu'ils avaient de les éviter en transmettant le pouvoir aux Soviets).

En temps de guerre, messieurs Milioukov, Potressov, Plékhanov, soyez un peu plus prudents dans votre argumentation contre les "flots de sang" de la guerre civile, car les soldats connaissent des mers de sang, ils les ont vues.

Aujourd'hui, en 1917, dans la quatrième année d'une guerre exceptionnellement dure, harassante pour les peuples et criminelle, la situation internationale de la révolution russe est telle qu'une proposition de paix juste, faite par le prolétariat russe vainqueur dans une guerre civile aurait quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent d'aboutir à un armistice et à la paix, sans verser de nouvelles mers de sang." (Oeuvres Tome 26 p.32-33)

HÉSITATIONS A LA TÊTE DU PARTI BOLCHEVIQUE

Contraint à la clandestinité après les événements de juillet, Lénine a dû se réfugier en Finlande. De là, il communique avec les dirigeants et la partie du Comité Central demeurés à Petrograd. De nouveau, comme après février mais moins fortement, des divergences se font jour entre Lénine et une partie de la direction bolchevique. Dès Septembre, il apparaît pour Lénine que la question centrale est désormais celle de l'insurrection. Mais nombre de dirigeants bolcheviques hésitent, temporisent.

Le 1er octobre, Lénine expédie une "Lettre au Comité Central, au Comité de Moscou, au Comité de Petrograd, aux membres bolcheviks du Soviet de Petrograd et de Moscou :
 

"Chers camarades, les événements nous prescrivent si clairement notre tâche que tout atermoiement devient positivement un crime. Le mouvement paysan grandit. Le gouvernement renforce sa répression sauvage, dans la troupe la sympathie qu'on nous porte grandit (99% des voix des soldats entre faveur à Moscou, en Finlande les troupes et la flotte sont contre le gouvernement, voir le témoignage de Doubassov sur le front en général).

En Allemagne, il est évident que la révolution est en marche, surtout depuis l'exécution des marins. Les élection de Moscou - 47% des voix aux Bolcheviks - sont une immense victoire. Avec les socialistes-révolutionnaires de gauche, nous avons incontestablement la majorité dans le pays. Les cheminots et les postiers sont en conflit avec le gouvernement . Les Liber-Dan parlent déjà de tenir le congrès entre le 20 et 30 octobre, au lieu du 20 octobre, etc.

Dans ces conditions "attendre" est un crime.

Les Bolcheviks n'ont pas le droit d'attendre le Congrès des Soviets, ils doivent prendre le pouvoir sur le champ. Ce faisant, il sauvent la révolution mondiale (sinon subsistera la menace d'une transaction entre les impérialistes de tous les pays qui, après les exécutions en Allemagne, auront des complaisances les uns pour les autres et s'uniront contre nous) ; ils sauvent la révolution russe (autrement la vague d'anarchie actuelle peut devenir plus forte que nous), et la vie de centaines de milliers d'hommes à la guerre.

Temporiser est un crime. Attendre le Congrès des Soviets, c'est faire preuve d'un formalisme puéril et déshonorant ; c'est trahir la révolution.

S'il n'est pas possible de prendre le pouvoir sans insurrection, il faut passer sur-le-champ à l'insurrection. Il y a de grandes chances que ce soit précisément aujourd'hui qu'on puisse prendre le pouvoir sans insurrection : par exemple, si le Soviet de Moscou s'emparait tout de suite du pouvoir et se proclamait gouvernement (en même temps que le Soviet de Petrograd). A Moscou, la victoire est assurée, il n'y a personne pour se battre. A Petrograd, on peut attendre. Le gouvernement ne peut rien faire, il n'y a pas de salut pour lui, il capitulera." (Oeuvres Tome 26 p.139)

LÉNINE COMBAT LE COMITÉ CENTRAL

On aura remarqué que la lettre ci-dessus reproduite comme celle de la mi-septembre ne s'adresse pas seulement au Comité Central mais aussi aux militants par dessus la tête du Comité Central. Trotsky explique :
 
"Obligé de se prononcer dans la plupart des cas après une décision déjà prise à Petrograd, Lénine critique invariablement, d'un point de vue de gauche, la politique du Comité central. Son opposition se développe sur le fond du problème de l'insurrection, mais ne se borne pas là. Lénine estime que le Comité Central accorde trop d'attention au Comité exécutif conciliateur, à la Conférence démocratique, en général au remue-ménage parlementaire dans les sommets soviétiques. Il se prononce véhémentement contre les Bolcheviks proposant un bureau de coalition au Soviet de Petrograd. Il stigmatise comme "déshonorante" la décision de participer au préparlement. Il est indigné à la publication en fin septembre de la liste des candidats Bolcheviks à l'Assemblée constituante : trop d'intellectuels, trop peu d'ouvriers. "Combler l'Assemblée constituante avec des orateurs et des littérateurs, c'est marcher dans les sentier battus de l'opportunisme et du chauvinisme. Cela est indigne de la IIIème Internationale". En outre, parmi les candidats, il y a "trop de nouveaux membres du parti non éprouvés dans la lutte ! (...)" Il peut sembler que les Journées d'Avril sont revenues. Lénine est de nouveau en opposition avec le Comité Central. Les questions se posent autrement, mais l'esprit général de son opposition est le même : "le Comité Central est trop passif, cède trop à l'opinion publique des sphères intellectuelles, est trop conciliant à l'égard des conciliateurs, et, surtout, considère avec trop d'indifférence, en fataliste, non en Bolchevik, le problème de l'insurrection armée." (Octobre p.504)


De nouveau, donc, Lénine doit faire appel à la base du parti contre le Comité Central. Mais, observe Trotsky, "le chemin d'une révolte ouverte contre le Comité Central supposait la préparation d'un Congrès extraordinaire, et, par suit, exigeait du temps ; or, c'est précisément le temps qui manquait".

Dans cette situation, Lénine ne s'embarrasse pas d'un respect excessif pour une discipline qui serait, selon les historiens bourgeois, la marque du centralisme démocratique. N'ayant qu'un respect relatif pour la légitimité du Comité Central, il reprend sa liberté en posant sa démission du Comité Central : mais il reste au Comité Central.

C'est ce qu'explique Trotsky au sujet de cet épisode que l'historiographie tant bourgeoise que stalinienne préfère laisser dans l'ombre.
 

"Lénine "ne se borne pas, cette fois, à une critique acharnée et, à titre de protestation, il démissionne du Comité Central. Motifs : le Comité Central n'a pas répondu dès le début de la Conférence à ses sommations concernant la prise du pouvoir la rédaction de l'organe du parti (Staline) imprime ses articles avec des retards intentionnels, en y biffant certaines indications sur "des fautes des Bolcheviks aussi criantes que celle tout à fait honteuse de participer au préparlement", etc.

Lénine n'estime pas possible de couvrir cette politique devant le parti. "Je suis obligé de demander à sortir du Comité Central, ce que je fais, et de garder pour moi la liberté d'agitation à la base du parti et au Congrès du parti" (...) Gardant en réserve sa lettre de démission, mais ne sortant pas entièrement des limites de la légalité du parti, Lénine continue avec une liberté déjà plus grande à développer l'offensive sur les lignes d'opérations à l'intérieur. Non seulement ses lettres au Comité Central sont expédiées par lui aux Comités de Petrograd et de Moscou, mais il prend des mesures pour que des copies parviennent aux militants les plus sûrs des quartiers. Au début d'octobre, passant déjà par dessus la tête du Comité Central, Lénine écrit directement aux Comités de Petrograd et de Moscou : "les Bolcheviks n'ont pas le droit d'attendre le Congrès des Soviets, ils doivent prendre le pouvoir tout de suite... Tarder est un crime. Attendre le Congrès des Soviets, c'est un jeu puéril pour la formalité, c'est un jeu infâme de formaliste, c'est trahir la révolution." Du point de vue des rapports hiérarchiques, les notes de Lénine n'étaient pas tout à fait irréprochables".


C'est effectivement le moins que l'on puisse dire. "Mais", à juste titre, Trotsky explique, "il s'agissait de quelque chose de plus grand que des considérations de discipline formelle" (Octobre p.510)

Cette crise intérieure à la direction du parti bolchevique est analysée en ces termes par Trotsky :
 

"Il fallait avoir une très grande confiance à l'égard du prolétariat, du parti, mais une très sérieuse méfiance vis-à-vis du Comité Central pour soulever, indépendamment de celui-ci, sous une responsabilité personnelle, du fond d'une retraite, au moyen de petites feuilles de papier à lettres couvertes d'une fine écriture, l'agitation pour l'insurrection armée. Comment donc put-il se faire que Lénine, que nous avons vu isolé aux sommets de son propre parti, au début d'avril, semblât se trouver de nouveau isolé dans le même milieu en septembre et au commencement d'octobre ? Cela ne peut être compris si l'on ajoute foi à la légende stupide qui représente l'histoire du bolchevisme comme l'émanation pure et simple d'une idée révolutionnaire. En réalité, le bolchevisme s'est développé dans un milieu social déterminé, dont il a éprouvé les réactions diverses, parmi lesquelles l'influence d'un encerclement petit-bourgeois et d'un état de culture arriéré. A chaque nouvelle situation, le parti ne s'adaptait que par une crise intérieure" (Octobre p.512)

LA MARCHE À L'INSURRECTION

Après avoir trouvé le temps de rédiger un document "pour une révision du programme du parti", Lénine revient clandestinement à Petrograd où il écrit l'article "Conseils d'un absent" daté du 8 octobre ; l'article vise à lever les hésitation qui persistent :
 
"Il est clair que tout le pouvoir doit passer aux Soviets. Il doit être également indiscutable pour tout Bolchevik que le pouvoir révolutionnaire prolétarien (ou Bolchevik, ce qui revient au même aujourd'hui) est assuré de la plus grande sympathie et du soutien sans réserve des travailleurs et des exploités du monde entier, de ceux des pays belligérants en particulier et surtout de la paysannerie russe. Ce n'est pas la peine de s'arrêter sur ces vérités trop connues de tous et prouvées depuis longtemps.

Il faut s'arrêter sur un point qui n'est peut-être pas tout à fait clair pour tous les camarades, à savoir que le passage du pouvoir aux Soviets signifie en fait aujourd'hui l'insurrection armée. La chose pourrait bien sembler évidente ; mais tout le monde n'a pas approfondi ce point et ne l'approfondit pas. Renoncer maintenant à l'insurrection armée signifierait renoncer au mot d'ordre essentiel du bolchevisme (tout le pouvoir aux Soviets) et à l'internationalisme révolutionnaire prolétarien dans son ensemble.

Or, l'insurrection armée est une forme particulière de la lutte politique : elle est soumise à des lois particulières, qu'il faut étudier attentivement. Cette vérité K.Marx l'a exprimée avec un relief remarquable, quand il écrivait que "l'insurrection armée, comme la guerre, est un art".

Voici les règles principales de cet art que Marx a exposées :

1) Ne jamais jouer avec l'insurrection, et lorsqu'on la commence, être bien pénétré de l'idée qu'il faut la mener jusqu'au bout.

2) Rassembler à tout prix une grande supériorité de forces à l'endroit décisif, au moment décisif, faute de quoi l'ennemi, possédant une meilleure préparation et une meilleure organisation, anéantira les insurgés.

3) Une fois l'insurrection commencée, il faut agir avec la plus grande décision et passer coûte que coûte à l'attaque. "La défensive est la mort de l'insurrection armée."

4) Il faut s'efforcer de prendre l'ennemi par surprise, saisir le moment où ses troupes sont encore dispersées.

5) Il faut remporter chaque jour ne fût-ce que de petits succès (on peut dire à chaque heure, s'il s'agit d'une ville), et maintenir à tout prix la "supériorité morale".

Marx résumait le bilan des leçons de toutes les révolutions, en ce qui concerne l'insurrection armée, par les paroles "du plus grand maître de la tactique révolutionnaire de l'histoire, Danton : de l'audace, encore de l'audace et toujours de l'audace".

"Appliqués à la Russie et à octobre 1917, ces principes signifient : offensive simultanée, aussi soudaine et aussi rapide que possible sur Petrograd, et à la fois de l'extérieur, de l'intérieur, des quartiers ouvriers, de Finlande, de Reval, de Cronstadt, offensive de toute la flotte, concentration de forces infiniment supérieures aux 15 ou 20 mille hommes (peut-être plus de notre "garde bourgeoise" (les élèves officiers), de nos "troupes de chouans" (unités cosaques), etc.

Combiner nos trois forces principales : la flotte, les ouvriers et les unités de l'armée afin de nous emparer et de conserver coûte que coûte : a) le téléphone, b) le télégraphe, c) les gares, d) les ponts en premier lieu.

Choisir les éléments les plus résolus (nos "troupes de choc" et la jeunesse ouvrière, ainsi que les meilleurs matelots) et les répartir en petits détachements pour qu'ils s'emparent de tous les points essentiels et pour qu'ils participent partout, à toutes les opérations importantes, par exemple :

Encercler Petrograd et l'isoler, s'en emparer par une attaque concertée de la flotte, des ouvriers et des troupes,, - tâche qui exige de l'art et une triple audace.

Constituer des détachements des meilleurs ouvriers qui, armés de fusils et de bombes, attaqueront et cerneront les "centres" de l'ennemi (écoles militaires, télégraphe, téléphone, etc. ) et qui auront pour mot d'ordre : périr jusqu'au dernier, mais ne pas laisser passer l'ennemi.

Espérons que, au cas où l'insurrection serait décidée, les dirigeants appliqueront avec succès les grands préceptes de Danton et de Marx.

Le succès de la révolution russe et de la révolution mondiale dépend de deux ou trois jours de lutte"


Si ce document fixe le plan qui sera effectivement mis en oeuvre deux semaines plus tard, donne le cadre dans lequel les taches techniques de l'insurrection seront définies, il vise d'abord- et c'est le préalable - à en finir avec les hésitations politiques qui s'expriment au sein de la Direction bolchevique.

Rapidement, Lénine trouve de puissants points d'appui : le 3 octobre est communiquée au Comité Central une résolution du bureau régional de Moscou accusant le Comité Central d'irrésolution et d'introduction de confusionnisme dans les rangs du parti.

Le 5 octobre, le Comité Central doit décider de quitter le préparlement, ce qui est alors analysé par la bourgeoisie comme une entrée dans la voie de l'insurrection.

Le 10 octobre a eu lieu la fameuse séance du Comité Central qui va, après dix heures de discussion, décider de l'insurrection. Douze membres sont présents (sur vingt et un) dont Lénine qui est arrivé perruqué et déguisé. L'un après l'autre, chacun des hésitants recule :

"Durant les trois semaines écoulées, le Comité Central avait considérablement évolué vers la gauche. Dix voix contre deux se prononcèrent pour l'insurrection. C'était une sérieuse victoire!" commente Trotsky. La radicalisation des masses, le développement du soulèvement paysan, la préparation d'une nouvelle aventure kornilovienne par la bourgeoisie et le gouvernement qui se préparaient à livrer Petrograd à l'Allemagne pour desserrer l'étau de la classe ouvrière... tout cela avait contribué à faire basculer le Comité Central. Deux résistèrent : Kamenev et Zinoviev.

Mais ces derniers n'étaient isolés qu'en apparence au sein du Comité Central, et pas seulement parmi les absents. Un seul exemple : le 15 octobre, en séance du Comité de Petrograd, Kalinine affirme : "la résolution du Comité Central est une des meilleures qu'il ait jamais adoptée...Nous sommes pratiquement arrivés à l'insurrection armée. Mais quand cela sera-t-il possible ? Peut-être dans un an - l'on n'en sait rien"

C'est parce qu'ils savent ne pas être véritablement isolés que Zinoviev et Kamenev décidèrent aussitôt après de rendre publique et de dénoncer la décision de l'insurrection : "nous n'avons pas le droit maintenant de jouer tous l'avenir sur la carte de l'insurrection armée" écrivirent-ils, en proposant au contraire de s'intégrer dans la prochaine Assemblée constituante où le parti bolchevique serait minoritaire (sa désignation correspondant à un moment déjà dépassé de la montée révolutionnaire) : "l'Assemblée constituante et les Soviets, voilà le type combiné des institutions étatiques vers lequel nous marchons (...) le parti du prolétariat grandira, son programme s'éclaircira pour des masses de plus en plus étendues".

En clair, le parti bolchevique n'est pas assez majoritaire...Or, à trop attendre, le parti bolchevique aurait contribué à décourager, à faire refluer les masses et à permettre une nouvelle offensive de la bourgeoisie.

"Si les Bolcheviks n'avaient pas pris le pouvoir en octobre-novembre, ils ne l'auraient vraisemblablement jamais pris" affirme à juste titre Trotsky contre Zinoviev et Kamenev.

Lénine, quant à lui, exige le 18 octobre que Zinoviev et Kamenev soient exclus du Parti bolchevique, les assimilant à des briseurs de grève. Mais il a , à vrai dire, de tout autre préoccupation : il s'agit d'organiser l'insurrection. Celle-ci, fixée initialement au 15 octobre, a été reportée de quelques jours : compte tenu des atermoiements, le temps initial de préparation s'est avéré insuffisant. Jusqu'au dernier jour, les hésitations, les réticences s'expriment à la tête du Parti bolchevique. En même temps, du fait de la décision prise le 10 octobre, Trotsky fait adopter par le Soviet le statut du Comité militaire révolutionnaire. Il s'agit d'organiser l'insurrection y compris au sein même de l'armée, car, ainsi que l'affirme Lénine contre les temporisateurs : "il ne s'agit pas d'une lutte contre l'armée, mais d'une lutte d'une partie de l'armée contre l'autre..."

LA PRISE DU POUVOIR

Une partie des troupes est acquise aux Bolcheviks. Mais une autre partie (les bataillons de choc, les "junkers", les Cosaques peut-être) est hostile à la révolution. Une même compagnie peut être, politiquement, très divisée.

De leur côté, les ouvriers sont, en grand nombre, armés. A la veille de l'insurrection, on estime que la Garde rouge est composée, à Petrograd, de vingt mille combattants. La dualité des pouvoirs qui caractérise l'année 1917 facilite l'armement et l'organisation du prolétariat. La classe ouvrière, les usines acquises aux Bolcheviks, constituent la base politique sur laquelle s'appuie une partie des troupes gagnées aux Bolcheviks, en particulier les marins de la Baltique.

Du fait des hésitations antérieures, ce n'est pas sans retard que se met en place le dispositif insurrectionnel. Ainsi, ce n'est que dans la journée du 24 octobre que commencent à se grouper autour de Smolny les détachements armés des gardes rouges et des soldats pour la défense de l'état-major de l'insurrection.

Jusqu'à la dernière minute, Lénine combat contre tout retard. En témoigne la lettre aux membres du Comité Central écrite le 24 octobre :
 

"Camarades,

J'écris ces lignes dans la soirée du 24, la situation est critique au dernier point. Il est clair comme le jour que maintenant retarder l'insurrection, c'est la mort.

Je veux de toutes mes forces convaincre les camarades qu'aujourd'hui tout tient à un cheveu, qu'à l'ordre du jour se posent des questions que ne peuvent trancher ni conférences, ni congrès (quand bien même ce seraient des congrès des Soviets), mais uniquement les peuples, la masse, la lutte des masses en armes.

La poussée bourgeoise des korniloviens, la destitution de Verkhovski montrent qu'il n'est pas possible d'attendre. Il faut à tout prix, ce soir, cette nuit, arrêter le gouvernement, après avoir désarmé les élèves-officiers (après les avoir battus s'ils résistent). Etc.

On ne peut pas attendre ! On risque de tout perdre !

Voici l'effet immédiat de la prise du pouvoir : la défense du peuple (non du congrès, mais du peuple, de l'armée et des paysans au premier chef) contre le gouvernement des korniloviens qui a chassé Verkhovski et qui a monté un second complot Kornilov.

Qui doit prendre le pouvoir ?

Cela importe peu en ce moment : que le Comité révolutionnaire militaire le prenne ou "une autre institution" qui déclarera qu'elle ne remettra le pouvoir qu'aux représentants authentiques des intérêts du peuple, des intérêts de l'armée (proposition immédiate de paix), des intérêts des paysans (il faut prendre la terre sur-le-champ, abolir la propriété privée), des intérêts des affamés.

Il faut que toutes les régions, tous les régiments, toutes les forces se mobilisent sur l'heure et envoient sans attendre des délégations au Comité révolutionnaire militaire, au comité central bolchevique, et exigent impérieusement qu'en aucun cas le pouvoir ne soit laissé entre les mains de Kerenski et compagnie jusqu'au 25, sous aucun prétexte ; il faut à tout prix régler cette affaire ce soir ou cette nuit.

L'histoire ne pardonnera pas l'ajournement aux révolutionnaires qui peuvent vaincre aujourd'hui (et qui vaincront aujourd'hui à coup sûr) ; ils risqueraient de perdre beaucoup demain, il risqueraient de tout perdre.

En prenant le pouvoir aujourd'hui, nous le faisons non pas contre les Soviets, mais pour eux..

La prise du pouvoir est la tâche de l'insurrection ; son but politique apparaîtra clairement après.

Ce serait notre perte, ce serait du formalisme d'attendre le vote indécis du 25 octobre ; le peuple a le droit et le devoir de trancher de telles questions non pas par des votes, mais par la force ; le peuple a le droit et le devoir, dans les moments critiques de la révolution, de guider ses représentants, même les meilleurs, au lieu de les attendre.

C'est ce qu'a prouvé l'histoire de toutes les révolutions, et ce serait le plus grand des crimes de la part des révolutionnaires de laisser échapper le moment, tout en sachant que le salut de la révolution, la proposition de la paix, le salut de Petrograd, la délivrance de la famine, la remise de la terre aux paysans dépendent d'eux.

Le gouvernement hésite. Il faut l'achever à tout prix !

Attendre pour agir, c'est la mort."


Dans la nuit du 24 au 25, Petrograd tombe aux mains des insurgés. La prise de la ville se fait dans un calme qui étonna les observateurs : ni foule dans la rue, ni barricades, ni émeutes : "En réalité, ce fut le plus grand soulèvement des masses de toute l'histoire (...) les usines et les casernes ne perdent pas un instant la liaison avec les états-majors de district, les districts avec Smolny. Les détachements de gardes rouges se sentent appuyés par les usines.(...) Par contre, des postes gouvernementaux disséminés, vaincus d'avance par leur propre isolement, renonçaient à l'idée même d'opposer une résistance" (Trotsky Octobre p.608)

Dès dix heures du matin, le 25, Smolny publie un bulletin de victoire. Certes, cette déclaration anticipe fortement : le palais d'hiver ne sera pris que la nuit suivante et pour aussi important que soit la Capitale, elle n'est pas tout l'empire ; mais effectivement, c'est bien du 25 au matin que l'on doit dater la victoire de la révolution prolétarienne en Russie, la première révolution prolétarienne victorieuse de l'histoire de l'humanité.

Le communiqué est ainsi libellé :
 

"AUX CITOYENS DE LA RUSSIE

Le gouvernement provisoire est destitué. Le pouvoir de l'État est passé aux mains de l'organe du Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd, le Comité révolutionnaire militaire qui est à la tête du prolétariat et de la garnison de Petrograd.

La cause pour laquelle le peuple a lutté :proposition immédiate de paix démocratique, abolition du droit de propriété sur la terre des propriétaires fonciers, contrôle ouvrier de la production, création d'un gouvernement des Soviets, cette cause est assurée.

Vive la révolution des ouvriers, des soldats et des paysans !

25 Octobre 1917

(10 h. du matin)

Comité militaire révolutionnaire
auprès du Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd."


A 2 heures 30 de l'après-midi, la séance extraordinaire du Soviet de Petrograd est ouverte par un rapport de Trotsky qui, au nom du Comité militaire révolutionnaire, déclare que le gouvernement provisoire n'existe plus et, qu'à cette heure, la révolution n'a pas fait une seule victime. Pour la première fois depuis qu'il est sorti de sa retraite, Lénine fait alors son apparition en public : il présente aussitôt un rapport sur les tâches qui incombent au pouvoir des Soviets.

Qu'on le veuille ou non, et quelles que soient les vicissitudes ultérieures de la Révolution d'Octobre, cette journée du 25 octobre est bien la date décisive de la victoire prolétarienne en Russie, durant laquelle "s'ouvrait", pour reprendre les termes de Trotsky, "une page importante dans l'histoire de l'humanité".



DÉBUT                                                                                                        SOMMAIRE - C.P.S N°70 - 8 DÉCEMBRE 1997