SOMMAIRE
CPS N° 69                                                                                                             20 SEPTEMBRE 1997


DÉFENSE DU BOLCHEVISME :

FÉVRIER - OCTOBRE 1917

Un précédent article (cf. CPS n° 68) a été consacré au parti bolchevique avant 1917, au combat mené par Lénine pendant plus de vingt ans pour construire un parti clairement délimité sur le plan programmatique, un parti organisé sur la base du centralisme démocratique mais dont la forme prenait en compte la situation politique.

L'article qui suit tente de mettre en évidence la place et le rôle du parti bolchevique durant l'année 1917, le combat mené par ce parti devenu "le parti de Lénine et de Trotsky" pour que soit victorieuse la révolution prolétarienne en octobre 1917. Un article ultérieur reviendra sur la politique du parti bolchevique à partir de septembre 1917.

A l'heure où, de toutes parts, est organisée la falsification de ce que fut la Révolution d'Octobre, où est développée une brutale campagne contre le bolchevisme et la perspective même du socialisme, revenir sur ces questions s'avère une nécessité.

FÉVRIER 1917 : LA CHUTE DU TSARISME

C'est à l'issue de cinq journées révolutionnaires - du 23 au 27 février 1917 - que la dynastie tsariste s'effondra : "abattue sous la secousse comme un fruit pourri avant même que la révolution eût le temps d'aborder l'examen de ses problèmes les plus urgents" écrira Trotsky.

Dans les semaines qui avaient précédé le 23 février s'étaient multipliés les signes précurseurs de ce bouleversement politique : ainsi, le 9 janvier 1917, journée anniversaire du déclenchement de la révolution de 1905, avait été marqué par des grèves et des manifestations (150 000 grévistes à Pétrograd).

Le 14 février, à Pétrograd, 80 000 travailleurs s'étaient mis en grève. Au delà de ces événements immédiats, le mouvement ouvrier avait amorcé sa remontée à partir de 1916 en dépit de la guerre et de la répression la plus féroce.

Pourtant l'irruption brutale de la révolution surprendra les dirigeants révolutionnaires eux-mêmes, bien qu'ils n'aient eu de cesse d'en préparer le surgissement.

Trotsky, dans l'"Histoire de la révolution russe" le raconte en ces termes :
 

"Le 23 février, c'était la "Journée internationale des femmes" On projetait dans les cercles de la social-démocratie, de donner à ce jour sa signification par les moyens d'usage courant : réunions, discours, tracts. La veille encore, il ne serait venu à la pensée de personne que cette "Journée des Femmes" pût inaugurer la révolution. Pas une organisation ne préconisa la grève pour ce jour-là, bien plus, une organisation bolcheviste, et des plus combatives, le Comité du rayon essentiellement ouvrier de Vyborg, déconseillait toute grève.(..). Il n'était question que d'une manifestation dont les perspectives restaient indéterminées et, en tout cas, fort limitées.(...)

Pourtant "Le nombre des grévistes, femmes et hommes, fut, ce jour-là, d'environ 90 000. Les dispositions combatives se traduisirent en manifestations, meetings, collisions avec la police."

DE LA GRÈVE GÉNÉRALE A L'INSURRECTION

Le 24 février, la grève s'étend en même temps que les mots-d'ordre changent de caractère :
 
"Le mot d'ordre "Du pain" est écarté ou couvert par d'autres formules : "A bas l'autocratie !" et "A bas la guerre !". Les manifestations ne cessent pas sur la Perspective Nevsky : d'abord des masses compactes d'ouvriers chantant des hymnes révolutionnaires ; puis une multitude disparate de citadins, des casquettes bleues d'étudiants. (...)" (p.144-145).


Le 25 février la grève est générale. Durant ces trois premières journées, les militants révolutionnaires sont à la tête des manifestants et en même temps la direction locale des bolcheviks lance avec retard le mot-d'ordre de grève générale alors même que la question est déjà celle de l'insurrection armée.

Et Trotsky tire ainsi le bilan de ces trois premières journées :
 

"Essayons de nous représenter plus clairement la logique interne du mouvement. Sous le drapeau de la "Journée des femmes", le 23 février, se déclencha une insurrection longtemps mûrie, longtemps contenue, des masses ouvrières de Pétrograd. La première phase fut la grève. En trois jours, elle s'étendit au point de devenir pratiquement générale. Ce seul fait suffisait déjà donner de l'assurance à la masse et à la pousser en avant. La grève, prenant un caractère de plus en plus offensif, accentué, se combina avec des manifestations qui mirent en présence les foules révolutionnaires et les troupes. Le problème était porté, dans son ensemble, sur un plan supérieur où il devait se résoudre par la force armée." (p.152)

26, 27 FÉVRIER : L'INSURRECTION ARMÉE

"La nuit du 25 au 26, dans différents quartiers, une centaine de militants révolutionnaires furent arrêtés, dont cinq membres du Comité des bolcheviks de Pétrograd. Cela marquait aussi que le gouvernement prenait l'offensive.

Ce jour-là, la police passe à l'arrière-plan. C'est l'armée qui, définitivement, entre en action" (p.165)


De fait, ce 26 février est marqué par l'ampleur des affrontements mais aussi par une première mutinerie dans l'armée. Le 27, au matin,
 

"Les ouvriers affluent vers les usines et, dans leurs assemblées générales, décident de continuer la lutte.. Mais, dans d'autres districts, les meetings de cette matinée sont aussi pleins d'entrain. Continuer la lutte ! Mais, qu'est-ce que cela signifie, ce jour-là ? La grève générale a abouti à des manifestations révolutionnaires de masses immenses, les manifestations ont conduit les foules à des collisions avec les troupes. Continuer la lutte signifie, ce jour-là, faire appel à l'insurrection armée. Cependant, cet appel n'a été lancé par personne. Inéluctablement, les événements l'imposent, mais il n'est pas du tout inscrit à l'ordre du jour du parti révolutionnaire." (p.161)


En dépit de cette défaillance de la direction bolchevique de Pétrograd (Lénine et d'autres dirigeants étant alors en exil), "la poussée révolutionnaire des ouvriers du côté des casernes coïncide avec le mouvement révolutionnaire des soldats qui déjà sortaient dans la rue (...) vers midi, Pétrograd est redevenu un champ de bataille" ; mais très vite le soulèvement dans l'armée prend "un caractère d'épidémie".

Victorieuse au soir du 27 février à Pétrograd, la révolution se développe à Moscou et dans les autres grandes villes russes. Le 2 mars, Nicolas II abdique.

Restent face à face deux pouvoirs de natures antagoniques : d'un côté le soviet de Pétrograd, constitué le 27 février et qui donnera ensuite naissance au Comité exécutif des soviets ; de l'autre le nouveau gouvernement provisoire issu de la Douma, parlement-croupion qui sommeillait pendant le déroulement des journées révolutionnaires.

FÉVRIER 1917, UN MOUVEMENT SPONTANÉ ?

Le fait que le parti bolchevique, qui a été pleinement partie prenante de cette première phase de la révolution, ne l'ait pas dirigée, implique-t-il que février 1917 ait été un mouvement spontané ? C'est ce sur quoi insistent aujourd'hui les manuels scolaires de la bourgeoisie : "des émeutes spontanées causées par la misère se muent en révolution" dit l'un ; "les difficultés de ravitaillement en nourriture et en moyens de chauffage provoquent une explosion populaire pratiquement spontanée à Pétrograd" dit l'autre.

La thèse n'est pas nouvelle, contre laquelle polémiquèrent très tôt les dirigeants révolutionnaires. Ainsi de Trotsky : "Qui a donc mené l'insurrection ? Qui a mis sur pied les ouvriers ? Qui a entraîné dans la rue les soldats ? Après la victoire, ces questions devinrent un objet de lutte des partis. La solution la plus simple consistait en cette formule universelle : personne n'a conduit la révolution, elle s'est faite toute seule. (...) Le libéralisme adopta entièrement la théorie du caractère élémentaire et impersonnel de l'insurrection." De même les sociaux-révolutionnaires et les mencheviks."Néanmoins, cette opinion est profondément erronée, ou, dans le meilleur des cas, sans contenu." (P.186-187)
 

En effet, l'attitude "spontanée" des travailleurs et en particulier des éléments les plus conscients fut totalement nourrie de toute l'expérience politique antérieurement accumulée. En particulier, on l'a vu le 9 janvier 1917, la révolution de 1905 n'est pas oubliée : son anniversaire est au contraire célébré par des grèves et des manifestations ; de même les soviets - constitués pour la première fois en 1905 - sont reconstitués en 1917.

De fait, la spontanéité de février 1917 est nourrie du combat politique mené des années durant par les militants bolcheviques, des mots-d'ordre et des analyses politiques développées inlassablement par la presse bolchevique.

Trotsky conclut :
 

"La mystique des "forces élémentaires" n'élucide rien. Pour évaluer justement la situation et déterminer le moment de la levée contre l'ennemi(...) il fallait que, dans cette masse, fussent disséminés des ouvriers qui avaient réfléchi sur l'expérience de 1905, critique les illusions constitutionnelles des libéraux et des mencheviks, s'étaient assimilé les perspectives de la révolution, avaient examiné maintes et maintes fois le problème de l'armée, avaient attentivement observé ce qui se passait dans ce milieu, et étaient capables de tirer de leurs observations des conclusions révolutionnaires, et de les communiquer à d'autres. Enfin, il fallait trouver, dans la garnison, des soldats d'esprit avancé, jadis saisis ou, du moins, touchés par la propagande révolutionnaire. (...)

"A la question posée ci-dessus : qui donc a guidé la Révolution de Février ? nous pouvons par conséquent répondre avec la netteté désirable : des ouvriers conscients et bien trempés qui, surtout, avaient été formés à l'école du parti de Lénine. Mais nous devons ajouter que cette direction, si elle était suffisante pour assurer la victoire de l'insurrection, n'était pas en mesure de mettre, dès le début, la conduite de la révolution entre les mains de l'avant-garde prolétarienne." (p.194-196)


Pour qu'Octobre triomphe, il faudra encore que le parti bolchevique saisisse pleinement le caractère prolétarien de la révolution ouverte en février et les tâches qui lui incombent.

LA RÉVOLUTION PERMANENTE

Pour les mencheviks, le fait que la révolution ait immédiatement à son ordre du jour des tâches qui avaient été accomplies, en d'autres pays, par des révolutions bourgeoises impliquait que la révolution russe était une révolution bourgeoise (au même titre que la révolution française de 1789). En conséquence, le pouvoir devait être donné aux éléments les plus "avancés" de la bourgeoisie.

A l'inverse, pour les bolcheviks, ce schéma "classique" ne pouvait être appliqué à la Russie. Ils avaient tiré les enseignements de la révolution de 1905, saisi la faiblesse, l'inconsistance de la bourgeoisie russe, sa dépendance vis-à-vis de la grande propriété foncière : ils en concluaient qu'elle était incapable de réaliser les tâches historiques qui normalement lui incombaient ; aussi était-ce au prolétariat allié à la paysannerie qu'il revenait de liquider le tsarisme et d'établir une république démocratique.

Mais la conclusion demeurait "ouverte", comme inachevée, dans une perspective où tout à la fois se constituerait, contre la bourgeoisie, un gouvernement révolutionnaire seul à même d'accomplir les tâches démocratiques et où en même temps ce gouvernement révolutionnaire n'entreprendrait pas aussitôt les tâches de la révolution prolétarienne (expropriation du capital, ...).

La formule politique qui concentrait cette analyse était celle de la "dictature démocratique des ouvriers et des paysans". Ce n'était pas la formule de Trotsky.

Ce dernier, qui n'était pas alors membre du parti bolchevique, mettait en avant la formule de "dictature du prolétariat soutenu par la paysannerie et la guidant".

De fait, comme Lénine, Trotsky avait compris l'arriération de la bourgeoisie russe et la nécessaire hégémonie du prolétariat dans la lutte révolutionnaire. mais il en tirait toutes les conséquences ; dès 1905, il écrivait :
 

"Notre révolution est bourgeoise quant aux tâches qui lui ont donné naissance, mais il s'agit quant à son contenu social d'une révolution prolétarienne".


Arrivé au pouvoir le prolétariat "serait inévitablement poussé, de par la logique même de sa situation, à administrer l'économie comme une affaire d'Etat". Il n'y aurait pas d'étape historique séparée de démocratie bourgeoise.

Trotsky formule très tôt la théorie de la révolution permanente en ces termes :
 

"La révolution, qui débutera comme une révolution bourgeoise quant à ses premières tâches, (...) ne pourra remporter la victoire finale que si elle transfère le pouvoir à la seule classe capable de se placer à la tête des masses opprimées : le prolétariat. Une fois au pouvoir, celui-ci non seulement ne voudra pas, mais ne pourra pas se limiter à l'exécution d'un programme démocratique bourgeois. (...) Il devra adopter la tactique de la révolution permanente, c'est-à-dire renverser les barrières entre le programme minimum et le programme maximum de la social-démocratie, réaliser des réformes sociales toujours plus radicales, et rechercher un appui direct et immédiat dans la révolution en Europe occidentale."


Quant au fond, la position de Lénine était infiniment plus proche de celle de Trotsky que de celle des mencheviks. Revenant plus tard sur ce débat, Trotsky précisera lui-même (dans "La révolution permanente") :
 

"Envisagé du point de vue historique, l'ancien mot d'ordre bolchevique, la "dictature du prolétariat et de la paysannerie" exprimait exactement les rapports (...) entre le prolétariat, la paysannerie et la bourgeoisie libérale. Cela fut démontré par l'expérience d'Octobre.

"Mais l'ancienne formule de Lénine ne préjugeait pas quels seraient les rapports politiques réciproques du prolétariat et de la paysannerie à l'intérieur du bloc révolutionnaire. En d'autres termes, la formule admettait consciemment un certain nombre d'inconnues algébriques qui, au cours de l'expérience historique, devaient céder la place à des éléments arithmétiques précis.

"Cette expérience a prouvé, dans des circonstances qui éliminent toute autre interprétation, que le rôle de la paysannerie, quelle que soit son importance révolutionnaire, ne peut être un rôle indépendant et encore moins un rôle dirigeant.

"Le paysan suit l'ouvrier ou le bourgeois. Cela signifie que la "dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie" n'est concevable que comme dictature du prolétariat entraînant derrière lui les masses paysannes."


En outre, l'une et l'autre conception avaient en commun de ne pas isoler la situation du prolétariat russe de la lutte des classes à l'échelle mondiale. Pour Lénine, il s'agit de permettre à la révolution russe de "soulever l'Europe" et de l'engager ainsi dans la voie de la révolution socialiste mondiale à travers le prolétariat des pays européens les plus développés. Pour Trotsky, la classe ouvrière russe

"n'aura d'autre possibilité que de lier le sort de son pouvoir politique et, par conséquence, le sort de toute la révolution russe, à celui de la révolution socialiste en Europe" ("1905, Bilan et perspectives", p.463).
Mais nombre de dirigeants bolcheviques ne retiennent des analyses de Lénine qu'un schéma étriqué, appauvri. Aussi sont-ils désemparés, au lendemain de février, par la rapidité du triomphe de la révolution, dans "une situation historique d'une extrême originalité" (Lénine : première "Lettre de loin"). Il faudra attendre le retour de Lénine pour qu'il soit procédé au réarmement politique du Parti.

LE RÉARMEMENT DU PARTI

Dès avant son retour en Russie, Lénine entreprend de ré-armer politiquement le parti bolchevique. Un télégramme envoyé le 6 mars aux bolcheviks partant pour la Russie témoigne de ce qui est sa principale inquiétude : l'attitude du parti bolchevique à l'égard du nouveau gouvernement :
 
"Notre tactique : méfiance absolue, aucun soutien nouveau gouvernement, Kérenski surtout soupçonnons, armement prolétariat seule garantie, élection immédiate Douma de Pétrograd, aucun rapprochement autres partis. Télégraphier cela Pétrograd."


Les "Lettre de loin" envoyées à la "Pravda", bien qu'écrites à partir d'informations nécessairement incomplètes, procèdent à une étude rigoureuse de la nouvelle situation, dégagent les axes politiques sur lesquels doit combattre le parti bolchevique.

Lénine analysait en particulier les conditions pour lesquelles "la monarchie tsariste pût s'effondrer en quelques jours, le concours de tout un ensemble de conditions d'une portée historique mondiale."

La première de ces conditions, c'est le combat mené par le prolétariat depuis 1905 :
 

"Si le prolétariat russe n'avait pas pendant trois ans, de 1905 à 1907, livré de grandes batailles de classe et déployé son énergie révolutionnaire, la deuxième révolution n'aurait pu être aussi rapide, en ce sens que son étape initiale n'eût pas été achevée en quelques jours."


La seconde condition fut la guerre impérialiste mondiale qui
 

"devrait, par une nécessité objective, hâter infiniment et aggraver plus que jamais la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie ; elle devrait se transformer en guerre civile entre classes ennemies.

"Cette transformation a commencé avec la révolution de février-mars 1917" ("Oeuvres", Tome 23, p.327-328).


Lénine dégage alors la nature des deux pouvoirs qui se font face : d'un côté a été mis en place le nouveau gouvernement bourgeois
 

"constitué par les représentants d'une nouvelle classe parvenue au pouvoir politique en Russie, la classe des grands propriétaires fonciers capitalistes et de la bourgeoisie, qui dirige depuis longtemps notre pays sur le plan économique" ; et,"à côté de ce gouvernement - qui n'est au fond qu'un simple commis de la "firme" de milliardaires "Angleterre-France" dans la guerre actuelle - a surgi un gouvernement ouvrier, le gouvernement principal, non officiel, encore embryonnaire, relativement faible, qui représente les intérêts du prolétariat et de toutes les couches pauvres de la population des villes et des campagnes." (...)

"La lutte de ces trois forces" - la monarchie qui n'a pas encore reçu le coup de grâce, le gouvernement bourgeois qui veut mener la guerre jusqu'au bout, et le soviet des députés ouvriers - "détermine la situation actuelle qui marque le passage de la première à la deuxième étape de la révolution."


L'analyse étant faite, la conclusion tombe, impitoyable pour ceux qui ont entrepris de soutenir le gouvernement bourgeois :
 

"Quiconque prétend que les ouvriers doivent soutenir le nouveau gouvernement afin de combattre la réaction tsariste (...) trahit les ouvriers, trahit la cause du prolétariat, la cause de la paix et de la liberté" ; ce gouvernement "ne peut donner au peuple (...) ni la paix, ni le pain, ni la liberté."


Cette analyse implique, pour Lénine, qu'il y a d'ores et déjà "passage de la première à la deuxième étape de la révolution" et que la tâche "du jour" du prolétariat est de préparer sa victoire "dans la seconde étape de la révolution".

Sur cette question décisive, les conclusions de Lénine rejoignent ainsi celles de Trotsky.

DÉTRUIRE, "DÉMOLIR", LA MACHINE D'ÉTAT

La troisième de ces "Lettres de loin" met l'accent sur le rôle de l'Etat, question particulièrement décisive à ce moment-là, rappelle les enseignements de Marx à ce sujet et dégage les réponses appropriées à la nouvelle situation :
 
 
"Nous avons besoin d'un pouvoir révolutionnaire, nous avons besoin (pour une certaine période de transition) d'un Etat. C'est ce qui nous distingue des anarchistes (...)

"Nous avons besoin d'un Etat, mais pas de celui qu'il faut à la bourgeoisie et dans lequel les organes du pouvoir tels que la police, l'armée et la bureaucratie (le corps des fonctionnaires) sont séparés du peuple, opposés au peuple. Toutes les révolutions bourgeoises n'ont fait que perfectionner cette machine d'Etat et la faire passer des mains d'un parti dans celles d'un autre. Le prolétariat, lui, s'il veut sauvegarder les conquêtes de la présente révolution et aller de l'avant, conquérir la paix, le pain et la liberté, doit "démolir", pour nous servir du mot de Marx, cette machine d'Etat "toute prête" et la remplacer par une autre

"Les capitalistes anglo-français et russes voulaient "seulement" déposer ou même "intimider" Nicolas II, et laisser intacte la vieille machine d'Etat, la police, l'armée, la bureaucratie.

"Les ouvriers sont allés plus loin et l'ont démolie. Et maintenant ce ne sont pas seulement les capitalistes anglo-français, mais aussi les capitalistes allemands qui hurlent de fureur et de terreur en voyant les soldats russes fusiller leurs officiers tel l'amiral Népénine, partisan de Goutchkov et de Milioukov.

"J'ai dit que les ouvriers ont démoli la vieille machine d'Etat. Plus exactement : ils ont commencé à la démolir."

Or, le gouvernement reconstitue "peu à peu, en sous-main, une milice bourgeoise, anti-populaire".


D'où, pour Lénine, cette exigence :
 
 

"Ne pas laisser rétablir la police : Garder bien en main les pouvoirs publics locaux ! Créer une milice véritablement populaire embrassant le peuple tout entier et dirigée par le prolétariat !"

UN RÉARMEMENT INDISPENSABLE

Durant le mois de mars et avant le retour de Lénine, la position des dirigeants bolcheviks est confuse, hésitante ; des positions contradictoires s'expriment.

Ainsi, lorsque le 2 mars, la majorité du soviet (mencheviks et S.R.) vota la transmission du pouvoir à la bourgeoisie, seuls dix-neuf des quarante délégués bolcheviks votèrent contre. Aucune campagne politique ne fut menée.

Le 4 mars, redressement partiel : le Bureau du Comité central adopta une résolution sur le caractère contre-révolutionnaire du gouvernement provisoire et sur la nécessité de s'orienter vers la dictature démocratique du prolétariat et des paysans, résolution au demeurant purement académique, ne dégageant pas les tâches immédiates.

Autre expression de ce désarroi : la "Pravda", dans son premier numéro, écrit : "Notre tâche essentielle (...) est d'instituer un régime républicain démocratique. Quant au Comité de Moscou, dans une adresse aux députés ouvriers, il explique : "le prolétariat vise à obtenir la liberté afin de lutter pour le socialisme qui est son but final". De toute évidence, le combat pour révolution prolétarienne n'est pas à l'ordre du jour.

La situation s'aggrave avec le retour de déportation de Kamenev et de Staline, qui prennent en main la "Pravda" à partir du 15 mars. Dans l'article-programme de cette nouvelle direction, il est dit que les bolcheviks soutiendraient résolument le gouvernement provisoire, "dans la mesure où celui-ci combat la réaction et la contre-révolution". Le même soutien s'exprime sur la question de la guerre, glissant sur une position "défensiste", c'est-à-dire de poursuite de la guerre.
 

Face à cette orientation, les réactions des militants sont telles que la "Pravda" est obligée de publier une lettre de protestation des militants de Vyborg ; il est vrai que sur le terrain, les ouvriers bolcheviks se heurtant du premier coup au gouvernement provisoire et à sa politique, cherchent à dégager une issue politique. Or, face au gouvernement, le point d'appui est constitué par le soviet, en dépit du fait que la majorité de ce soviet a remis le pouvoir au gouvernement bourgeois. Ainsi le Comité de Vyborg rassembla en un meeting des milliers d'ouvriers et de soldats qui, à la quasi-unanimité, adoptèrent une résolution sur la nécessité de la prise du pouvoir par le soviet. La résolution de Vyborg eut un tel succès qu'elle fut imprimée en affiches, reprise dans nombre d'autres meetings et réunions. C'est sur ces militants, sur cette aspiration profonde au combat contre la bourgeoisie et son gouvernement que Lénine va s'appuyer pour procéder au ré-armement du Parti dont la direction, à Pétrograd, vient de jeter son interdit formel sur la résolution de Vyborg.

LES THÈSES D'AVRIL

Le 3 avril, Lénine revient à Pétrograd ; le 4 avril, il présente le document qui restera dans l'histoire sous le nom des "Thèses d'avril" à la Conférence de la fraction bolchevique au Congrès des soviets, puis ces thèses paraissent dans la "Pravda" mais sous la signature personnelle de Lénine. Elles suscitent, dans la direction du parti bolchevique, l'incrédulité.

Trop souvent paraphrasées ou reproduites par lambeaux, ces thèses doivent ici être redonnées dans leur intégralité. Chaque mot en est soigneusement pesé :
 

"THÈSES

1. Aucune concession, si minime soit-elle, au "jusqu'au-boutisme révolutionnaire ne saurait être tolérée dans notre attitude envers la guerre qui, du côté de la Russie, même sous le nouveau gouvernement de Lvov et Cie, est demeurée incontestablement une guerre impérialiste de brigandage en raison du caractère capitaliste de ce gouvernement. Le prolétariat conscient ne peut donner son consentement à une guerre révolutionnaire, qui justifierait réellement le jusqu'au-boutisme révolutionnaire, que si les conditions suivantes sont remplies : a) passage du pouvoir au prolétariat et aux éléments pauvres de la paysannerie, proches du prolétariat ; b) renonciation effective, et non verbale, à toute annexion ; c) rupture totale en fait avec tous les intérêts du Capital.

Etant donné l'indéniable bonne foi des larges couches de la masse des partisans du jusqu'au-boutisme révolutionnaire qui n'admettent la guerre que par nécessité et non en vue de conquêtes, et étant donné qu'elles sont trompées par la bourgeoisie, il importe de les éclairer sur leur erreur avec une persévérance, une patience et un soin tout particuliers, de leur expliquer qu'il existe un lien indissoluble entre le Capital et la guerre impérialiste, de leur démontrer qu'il est impossible de terminer la guerre par une paix vraiment démocratique et non imposée par la violence, sans renverser le Capital.

Organisation de la propagande la plus large de cette façon de voir dans l'armée combattante.

Fraternisation.

2. Ce qu'il y a d'original dans la situation actuelle en Russie, c'est la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite du degré insuffisant de conscience et d'organisation du prolétariat, à sa deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie.

Cette transition est caractérisée, d'une part, par un maximum de possibilités légales (la Russie est aujourd'hui, de tous les pays belligérants, le plus libre du monde) ; de l'autre, par l'absence de contrainte exercée sur les masses, et enfin, par la confiance irraisonnée des masses à l'égard du gouvernement des capitalistes, ces pires ennemis de la paix et du socialisme.

Cette situation originale exige que nous sachions nous adapter aux conditions spéciales du travail du Parti au sein de la masse prolétarienne innombrable qui vient de s'éveiller à la vie politique.

3. Aucun soutien au Gouvernement provisoire ; démontrer le caractère entièrement mensonger de toutes ses promesses, notamment de celles qui concernent la renonciation aux annexions. Le démasquer, au lieu d'"exiger" - ce qui est inadmissible, car c'est semer des illusions - que ce gouvernement, gouvernement de capitalistes, cesse d'être impérialiste.

4. Reconnaître que notre Parti est en minorité et ne constitue pour le moment qu'une faible minorité, dans la plupart des Soviets des députés ouvriers, en face du bloc de tous les éléments opportunistes petits-bourgeois tombés sous l'influence de la bourgeoisie et qui étendent cette influence sur le prolétariat. Ces éléments vont des socialistes-populistes et des socialistes-révolutionnaires au Comité d'organisation (Tchkhéidzé, Tsérételli, etc.), à Stéklov. etc., etc.

Expliquer aux masses que les Soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire, et que, par conséquent, notre tâche, tant que ce gouvernement se laisse influencer par la bourgeoisie, ne peut être que d'expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement aux masses les erreurs de leur tactique, en partant essentiellement de leurs besoins pratiques.

Tant que nous sommes en minorité, nous nous appliquons à critiquer et à expliquer les erreurs commises, tout en affirmant la nécessité du passage de tout le pouvoir aux Soviets des députés ouvriers, afin que les masses s'affranchissent de leurs erreurs par l'expérience.

5. Non pas une république parlementaire, - y retourner après les Soviets des députés ouvriers serait un pas en arrière - mais une république des Soviets de députés ouvriers, salariés agricoles et paysans dans le pays tout entier, de la base au sommet.

Suppression de la police, de l'armée (c'est-à-dire remplacement de l'armée permanente par l'armée du peuple tout entier) et du corps des fonctionnaires. Le traitement des fonctionnaires, élus et révocables à tout moment, ne doit pas excéder le salaire moyen d'un bon ouvrier.

6. Dans le programme agraire, reporter le centre de gravité sur les Soviets de députés des salariés agricoles. Confiscation de toutes les terres des grands propriétaires fonciers.

Nationalisation de toutes les terres dans le pays et leur mise à la disposition des Soviets locaux de députés des salariés agricoles et des paysans. Formation de Soviets de députés des paysans pauvres. Transformation de tout grand domaine (de 100 à 300 hectares environ, en tenant compte des conditions locales et autres et sur la décision des organismes locaux) en une exploitation modèle placée sous le contrôle des députés des salariés agricoles et fonctionnant pour le compte de la collectivité.

7. Fusion immédiate de toutes les banques du pays en une banque nationale unique placée sous le contrôle des Soviets des députés ouvriers.

8. Notre tâche immédiate est non pas d'"introduire" le socialisme, mais uniquement de passer tout de suite au contrôle de la production sociale et de la répartition des produits par les Soviets des députés ouvriers.

9. Tâches du Parti :

a) convoquer sans délai le congrès du Parti ;

b) modifier le programme du Parti, principalement :

1) sur l'impérialisme et la guerre impérialiste,

2) sur l'attitude envers l'Etat et notre revendication d'un "Etat-commune",

3) amender le programme minimum, qui a vieilli ;

"c) changer la dénomination du Parti

10. Rénover l'Internationale. Prendre l'initiative de la création d'une Internationale révolutionnaire, d'une Internationale contre les social-chauvins et contre le "centre"."


Et dans un bref commentaire qui suit, Lénine précise à l'égard de ses contradicteurs qui l'accusent d'avoir "planté l'étendard de la guerre civile au sein de la démocratie révolutionnaire" :
 

"J'écris, je déclare, je ressasse : "Etant donné l'indéniable bonne foi des larges couches de la masse des partisans du jusqu'au-boutisme révolutionnaire..., et étant donné qu'elles sont trompées par la bourgeoisie, il importe de les éclairer sur leur erreur avec une persévérance, une patience et un soin tout particuliers... (...)

J'écris, je déclare, je ressasse : "Les Soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire et, par conséquent, notre tâche ne peut être que d'expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement aux masses les erreurs de leur tactique, en partant essentiellement de leurs besoins pratiques.."


Il est significatif qu'aujourd'hui encore, quand ces thèses sont partiellement reproduites, ce soit cet aspect mis en évidence par Lénine lui-même qui est le plus généralement occulté : il s'agit de réduire la révolution d'octobre à un "coup de force" ne s'appuyant que sur une minorité alors que dès les "Thèses d'avril", Lénine insiste au contraire sur le fait que la condition préalable à la prise du pouvoir est de devenir majoritaire dans les masses, majoritaire dans les soviets.

UN PARTI EN ORDRE DE COMBAT

Minoritaire au sein de la direction du parti bolchevique lors de son arrivée début avril, Lénine est majoritaire avant la fin du mois. Trotsky en analyse les raisons : il rejette les explications trop souvent avancées : "ascendant personnel, autorité personnelle..." et précise :
 
"L'influence effective de Lénine dans le parti était indubitablement très grande, mais elle n'était pas illimitée. Elle ne devint pas sans appel même plus tard, après Octobre, lorsque l'autorité de Lénine se fut extraordinairement accrue, car le parti avait mesuré sa force à la toise des événements mondiaux."


Contre les "vieux-bolcheviks" qui ressassaient la vieille formule de la "dictature démocratique" du prolétariat et de la paysannerie, Lénine s'appuyait sur les forces vives du parti qui combattaient dans et avec leur classe sur une orientation qui les distinguait radicalement des mencheviks.

A ces militants bolcheviks, il fallait une perspective politique révolutionnaire, des mots-d'ordre permettant de résoudre la question du pouvoir, d'agir d'une manière ordonnée pour la prise du pouvoir. Ce sont eux qui, se saisissant de l'orientation dégagée par Lénine, lui permirent de redevenir majoritaire dans la direction :
 

"Ce qui manquait aux ouvriers révolutionnaires, c'était seulement des ressources théoriques pour défendre leurs positions. Mais ils étaient prêts à répondre au premier appel intelligible." (Trotsky, "Février", p.370)


La "victoire" politique de Lénine, fin avril, en fut la confirmation. Mais durant tout ce mois décisif, Lénine ne cessa d'accumuler les matériaux théoriques nécessaires à l'ensemble du parti. On doit en rappeler quelques-uns.

SUR LA DUALITÉ DU POUVOIR

Sous ce titre, Lénine publie dans la "Pravda" du 9 avril un article décisif.
 
"En quoi consiste la dualité du pouvoir ? En ceci qu'a côté du Gouvernement provisoire, du gouvernement de la bourgeoisie, s'est formé un autre gouvernement, faible encore, embryonnaire, mais qui n'en a pas moins une existence réelle, incontestable, et qui grandit : ce sont les Soviets des députés ouvriers et soldats"


Mais :
 

"Ce n'est qu'un pouvoir embryonnaire. Par un accord direct avec le Gouvernement provisoire bourgeois, et par diverses concessions de fait, il a lui-même livré et continue de livrer ses positions à la bourgeoisie. (...)

Pour devenir le pouvoir, les ouvriers conscients doivent conquérir la majorité : aussi longtemps qu'aucune violence n'est exercée sur les masses, il n'existe pas d'autre chemin pour arriver au pouvoir. Nous ne sommes pas des blanquistes, des partisans de la prise du pouvoir par une minorité. Nous sommes des marxistes, des partisans de la lutte de classe prolétarienne ; nous sommes contre les entraînements petits-bourgeois, contre le chauvinisme jusqu'auboutiste, la phraséologie, la dépendance à l'égard de la bourgeoisie.

Fondons un parti communiste prolétarien ; les meilleurs partisans du bolchevisme en ont déjà créé les éléments, groupons-nous pour une action de classe prolétarienne, les prolétaires, les paysans pauvres se rallieront à nous, toujours plus nombreux."

LETTRES SUR LA TACTIQUE

Outre la "Pravda", Lénine rédige une brochure pour développer et faire connaître ses positions. Dans la brochure des "Lettres sur la tactique", il précise en particulier à propos de "la transition" entre la première étape de la révolution et la seconde :
 
 
"Le passage du pouvoir d'une classe à une autre est le caractère premier, principal, fondamental, d'une révolution, tant au sens strictement scientifique qu'au sens politique et pratique du mot.

Ainsi, la révolution bourgeoise, ou démocratique bourgeoise, est terminée en Russie.

Nous entendons ici s'élever les protestations de contradicteurs auxquels il plaît de s'appeler "vieux bolcheviks" n'avons-nous pas toujours dit que la révolution démocratique bourgeoise ne pouvait être terminée que par la "dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie" ?

Je réponds : les mots d'ordre et les idées des bolcheviks ont été, dans l'ensemble, entièrement confirmés par l'histoire ; mais dans la réalité concrète les choses se sont passées autrement que nous ne pouvions (et que personne ne pouvait) le prévoir : d'une façon plus originale, plus curieuse, plus nuancée.

La dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie est déjà réalisée (Sous une certaine forme et jusqu'à un certain point) dans la révolution russe, car cette "formule" ne prévoit qu'un rapport entre les classes, et non une institution politique déterminée matérialisant ce rapport, cette collaboration. "Le Soviet des députés ouvriers et soldats" : telle est la "dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie", déjà réalisée par la vie. Cette formule a déjà vieilli. La vie l'a fait passer du royaume des formules dans celui de la réalité, elle lui . donné chair et sang, elle l'a concrétisée et, par là-même modifiée."

C'est ainsi, et nullement autrement, que Lénine procède au réarmement du parti bolchevique, permettant à celui-ci de faire la conquête des masses, préalable à la conquête du pouvoir.

A la suite des bolcheviks de Pétrograd, la Conférence des bolcheviks qui s'ouvre le 24 avril adopte les "Thèses d'avril".

Le 4 mai Trotsky revient en Russie.

LE PARTI DE LÉNINE ET TROTSKY

Jusqu'alors, Trotsky n'est pas membre du parti bolchevique. En 1905, il a joué un rôle important dans la révolution, et a été porté à la tête du soviet de Saint-Petersbourg. Mais durant la longue série de crises et de débats qui marquent le mouvement ouvrier de 1905 à 1914, tout en polémiquant durement contre les mencheviks, il a tenté de jouer le rôle de "conciliateur" entre les différentes fractions. Ses désaccords avec Lénine portent d'abord sur la question de la perspective politique : au mot-d'ordre de "dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie" il oppose la théorie de la révolution permanente, la "dictature du prolétariat". Il est également en désaccord avec la conception de Lénine d'un parti bolchevique fondé sur un programme nettement délimité (laquelle conception interdit toute "conciliation").

Du fait de ces désaccords, les mencheviks espèrent pouvoir rallier Trotsky à eux lors de son retour d'exil le 4 mai : ce sera une cruelle déception.
 

Le 5 mai, intervenant au soviet de Pétrograd, Trotsky se prononce pour "le transfert de tout le pouvoir aux soviets", et termine son discours en ces termes : "Vive la révolution russe, prologue de la révolution mondiale".

De fait, il ne peut être que d'accord avec les conclusions auxquelles, de son côté, Lénine est arrivé. De même, avec Lénine, réaffirme-t-il la nécessité de ne faire aucune concession aux partisans de la poursuite de la guerre. Il rejoint aussitôt les rangs d'une petite organisation, la "Mejraïonka" - l'organisation Inter-rayons - avec laquelle il avait déjà été en liaison épisodique depuis 1913 et qui avait réuni au départ des militants hostiles à la scission entre bolcheviks et mencheviks. Le 7 mai, Trotsky annonce qu'il a renoncé définitivement à sa vieille entreprise de "conciliation".
 

Le 31 mai, dans la "Pravda", le Comité central du parti bolchevique fait savoir qu'il estime "la fusion avec les "mejrayontsy" extrêmement souhaitable" et précise "il est désirable que l'unification se fasse immédiatement". Le même journal publie une déclaration analogue de "mejrayontsy".

Formellement, ce n'est qu'en juillet que l'intégration de ce groupe au parti bolchevique sera réalisée ; mais déjà, pour les masses les plus larges, le parti bolchevique est désormais "le parti de Lénine et Trotsky".

LE RÔLE DE LÉNINE

L'existence d'un parti bolchevique ainsi réarmé politiquement, va jouer un rôle décisif, irremplaçable, dans les développements de la révolution ; sa capacité à conquérir les masses permettra, six mois plus tard, que soit victorieuse la première révolution prolétarienne. Un tel réarmement, et donc la victoire de la révolution, tout cela aurait-il été possible sans Lénine ? Trotsky tente de répondre à cette question, "bien qu'il soit plus facile de la poser que d'y répondre".
 
Il écrit en particulier : "Lénine ne fut pas le démiurge du processus révolutionnaire", "il s'inséra seulement dans la chaîne des forces historiques objectives. Mais, dans cette chaîne, il fut un grand anneau. La dictature du prolétariat découlait de toute la situation. Mais encore fallait-il l'ériger. On ne pouvait l'instaurer sans un parti. Or, le parti ne pouvait accomplir sa mission qu'après l'avoir comprise. Pour cela justement Lénine était indispensable. (...)

Entre Lénine et le menchevisme, la révolution ne laissait pas de place pour des positions intermédiaires. Une lutte intérieure dans le parti bolchevique était absolument inévitable. L'arrivée de Lénine accéléra seulement le processus. Son influence personnelle abrégea la crise. Peut-on, cependant, dire avec assurance que le parti, même sans lui, aurait trouvé sa voie ? Nous n'oserions l'affirmer en aucun cas. Le temps est ici un facteur décisif et, après coup, il est difficile de consulter l'horloge de l'histoire. Le matérialisme dialectique n'a, en tout cas, rien de commun avec le fatalisme. (...)

Lénine était non point un élément fortuit de l'évolution historique, mais un produit de tout le passé de l'histoire russe. Il tenait en elle par ses racines les plus profondes. Conjointement avec les ouvriers avancés, il avait participé à toutes leurs luttes pendant le précédent quart de siècle. (...) Lénine ne s'opposait pas du dehors du parti, mais il en était l'expression la plus achevée. Eduquant le parti, il s'y éduquait lui-même." ("La révolution russe, Février", p.375).

Ce parti, fin avril 1917, avait considérablement grandi tant en quantité qu'en valeur politique : 79 000 membres, dont 15 000 à Pétrograd. Pour un parti hier encore illégal et développant une politique anti-patriotique, à contre pied des illusions dominantes, c'était un chiffre imposant. La poursuite de la guerre, l'aggravation des conditions de vie et de travail, la crise politique et économique, une nouvelle offensive militaire qui touche au désastre accélèrent les processus.

LA CONQUÊTE DES MASSES

Sans refaire ici l'histoire détaillée des événements qui vont d'avril à septembre 1917, il est nécessaire d'en rappeler les principaux épisodes.

Le 18 avril est publiée une note du ministre des Affaires Étrangères, Milioukov, aux Alliés, garantissant que la Russie mènera la guerre "jusqu'à la victoire finale" ; la réaction est immédiate, massive : meetings et manifestations se multiplient, dont des soldats en armes par dizaines de milliers, avec un mot-d'ordre : "A bas Milioukov". Le 21, pour la première fois, des affrontements ont lieu entre manifestants et contre-manifestants organisés par la bourgeoisie. Mais la bourgeoisie doit reculer ; ce n'est que partie remise, et les "journées d'avril" sont une répétition générale des batailles futures.
 

Le 5 mai, pour tenter de surmonter la crise qui s'approfondit, est constitué le deuxième gouvernement provisoire sous la présidence du prince Lvov. Kérenski en est le ministre de la guerre. La particularité de ce gouvernement est d'être constitué par la coalition de partis bourgeois et des partis menchevique et socialiste-révolutionnaire. Milioukov est "sacrifié", afin de donner une virginité à un gouvernement qui entend poursuivre la même politique. La composition du gouvernement et son programme furent approuvés par le soviet de Pétrograd ; les bolcheviks ne réunirent contre la coalition que cent voix. Incontestablement, même si l'influence des bolcheviks avait progressé, les illusions des masses à l'égard des mencheviks et des S.R. prédominaient encore. Avec l'illusion que ces deux partis mettraient fin à la guerre, y compris des "casernes" sympathisant avec les bolcheviks se prononcèrent en faveur du gouvernement de coalition. Néanmoins d'importants soviets (Moscou, Odessa....) se prononcèrent contre l'entrée des socialistes dans le gouvernement de coalition avec la bourgeoisie.
 

Les illusions à l'égard du nouveau gouvernement n'allaient guère durer. Très vite, sous la pression des impérialismes français, anglais et américain, le nouveau gouvernement prépare en catimini une nouvelle offensive militaire sur le front. Le 16 juin, alors que l'agitation politique ne cesse de croître sur le front, que se développe la fraternisation avec "l'ennemi" et que se multiplient les désertions, que l'Etat-major n'a pas les moyens matériels de son offensive... Kérenski donne l'ordre de l'offensive générale. Au bout de quelques jours, l'offensive est enlisée ; puis c'est la débâcle. Sur tous les fronts, la contre-offensive allemande provoque la décomposition d'une armée qui refuse désormais de se battre. A l'arrière, cette situation conduit à une brutale radicalisation des forces en présence : les dirigeants mencheviks et socialistes-révolutionnaires du Congrès des soviets, le 9 juin, interdisent une manifestation prévue par les bolcheviks pour le lendemain et décident eux-mêmes d'une manifestation le 18 juin.
 

La direction du parti bolchevique décide d'éviter l'affrontement mais conserve l'initiative en décidant de participer à la manifestation du 18 juin ; celle-ci, convoquée par les mencheviks, se retourne alors en son contraire et constitue un tournant politique : près d'un demi-million de manifestants, dont les drapeaux, les pancartes, reprennent quasi-exclusivement les mots-d'ordre bolcheviques : "A bas les dix ministres capitalistes !", "A bas l'offensive !", "Tout le pouvoir aux soviets !".
 

Le parti bolchevique n'est pas encore majoritaire, mais la progression de son influence, de ses mots-d'ordre, est spectaculaire. Au soviet de Pétrograd, les votes exprimés à ce moment-là montrent que le parti bolchevique avec quelques petits groupes qui lui sont proches représente les deux-cinquièmes du soviet.
 

Avec la débâcle militaire, tout se précipite. Les casernes sont en ébullition, l'exaspération ne cesse de croître et les tentatives se multiplient d'aller imposer par les armes l'exigence de "tout le pouvoir aux soviets". Le parti bolchevique est à ce moment-là dans une situation difficile : une partie des masses s'est emparée de ses mots-d'ordre et en même temps cette partie-là est loin de représenter la majorité. Pour le parti bolchevique, la conquête politique de la majorité reste à faire et une tentative anticipée de prendre le pouvoir conduirait à l'échec. Les agitateurs ont consigne de refréner l'impatience des casernes et des usines les plus engagées, d'éviter qu'une avant-garde ne se fasse isoler et vaincre. Rien n'y fait.

LES JOURNÉES DE JUILLET

Le 3 juillet, le premier régiment de mitrailleurs sort en armes dans les rues de Pétrograd et déclenche un grand mouvement de grèves et de manifestations, avec comme mot-d'ordre : "Tout le pouvoir aux soviets". Le Comité central du parti bolchevique décide de s'associer aux manifestations pacifiques du lendemain. Le 4 juillet les marins de Cronstadt, en armes, participent aux manifestations. Des premières fusillades éclatent. Le 5 juillet, avec l'appui de troupes fidèles, le gouvernement commence à reprendre la situation en main : les journaux bolcheviques sont interdits. Le siège du parti est saccagé. Des mandats d'arrêt sont lancés contre Lénine et Zinoviev, qui passent dans la clandestinité. Le gouvernement décide de dissoudre les unités militaires qui ont participé aux "journées de juillet". La peine de mort est rétablie à l'armée. Le 18 juillet, Kornilov est nommé général en chef et le 22 juillet est formé le deuxième gouvernement provisoire de coalition sous la direction de Kérenski. La bourgeoisie vient de remporter une victoire, certes provisoire, mais néanmoins réelle.

Dans le texte intitulé "Quatre thèses", Lénine résume la situation ainsi créée :
 

"1. Organisée, consolidée, la contre-révolution s'est emparée, en fait, du pouvoir d'Etat. (...), Le pouvoir d'Etat en Russie est essentiellement aujourd'hui une dictature militaire (...).

2. Les chefs des soviets et des partis socialiste-révolutionnaire et menchevique, Tsérételli et Tchernov en tête, ont définitivement trahi la cause de la révolution en la livrant aux contre-révolutionnaires (...)

3. Tous les espoirs fondés sur le développement pacifique de la révolution russe se sont à jamais évanouis. La situation objective se présente ainsi : ou la victoire complète de la dictature militaire ou la victoire de l'insurrection des ouvriers. Cette victoire n'est possible que si l'insurrection coïncide avec une effervescence profonde des masses contre le gouvernement et la bourgeoisie, par suite de la débâcle économique et de la prolongation de la guerre.

Le mot-d'ordre "Tout le pouvoir aux soviets" fut celui du développement pacifique de la révolution (...) jusqu'au moment où le pouvoir réel passa aux mains de la dictature militaire. Ce mot-d'ordre n'est plus juste aujourd'hui (...).

4. Le parti de la classe ouvrière doit, sans renoncer à l'action légale, mais sans en exagérer un seul instant l'importance, associer le travail légal au travail illégal, comme en 1912-1914." ("Oeuvres", Tome 25, p.189-192).

VERS LA PRISE DU POUVOIR

Néanmoins, cette phase de recul de la révolution est de courte durée : le 12 août, la grève générale des ouvriers de Moscou en marque le terme. Son importance est telle que Lénine l'apprécie en ces termes :
"La grève du 12 août à Moscou a montré que le prolétariat actif est avec les bolcheviks, bien que les socialistes-révolutionnaires aient eu la majorité à la Douma. Cette situation est très semblable à celle qui existait à Pétrograd à la veille des journées des 3-5 juillet 1917. Mais la différence est énorme : à l'époque, Pétrograd n'avait pas pu prendre le pouvoir, même matériellement, et s'il l'avait pris matériellement, il n'aurait pas pu le garder politiquement, Tsérételli et consorts n'étant pas encore arrivés, dans leur déchéance, au point de soutenir un gouvernement de bourreaux. (...) La situation est aujourd'hui tout autre. Si un mouvement spontané venait à se produire maintenant à Moscou, notre mot-d'ordre devrait être précisément la prise du pouvoir." ("Oeuvres", Tome 25, p.273)
Durant le mois d'août, la situation économique, sociale, militaire se décompose à un point tel que certains cercles de la bourgeoisie tentent un putsch militaire : le 25 août, le général Kornilov lance sur Pétrograd la Division sauvage du général Krymov. Le lendemain, le Comité central du parti bolchevique appelle à la formation de détachements ouvriers à Pétrograd et dans les grandes villes.

Dès lors et en quelques semaines, la situation va se modifier radicalement ; devenu majoritaire dans les Soviets, se trouvant politiquement à la tête des masses ouvrières, le parti bolchevique peut alors (et doit) poser la question de la prise du pouvoir. Un prochain article de CPS reviendra sur la politique du Parti bolchevique dans les semaines qui précèdent et suivent la Révolution d'Octobre.



DÉBUT                                                                                                        SOMMAIRE - C.P.S N°69 - 20 SEPTEMBRE 1997