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ANNEXE À L’ARTICLE :
«À PROPOS DE ‘‘LA MONDIALISATION DU CAPITAL’’»





«Économie internationale

Le mythe de l’économie globale

(Problèmes économiques n°2474, 29 mai 1996)

Sous le titre: " The global economy myth ", le Financial Times (Londres) a publié l’article suivant de Martin Wolf dans son édition du 13 février 1996.

Les idées en vogue concernant l’intégration de l’activité économique mondiale exagèrent l’ampleur du phénomène et sous-estiment les possibilités de mener des politiques nationales indépendantes.

Selon une croyance largement répandue, les forces du marché se seraient libérées de l’emprise des Etats et ce sont elles qui contrôleraient maintenant les Etats. Les économistes de l’école libérale saluent cette globalisation des marchés comme un facteur de progrès ; les sociaux-démocrates craignent que cette vague déferlante réduise à néant leurs espoirs d’intervention publique pour améliorer les conditions de vie. Les deux courants de pensée s’accordent à dire que, bienfaisantes ou malfaisantes, ces forces sont invincibles. Mais ils se trompent. Le phénomène actuel n’est pas vraiment nouveau et l’idée selon laquelle la globalisation serait un processus irrésistible est tout bonnement erronée.

Tel est le thème central d’un ouvrage récent de Paul Hirst, professeur au Birkbeck College à Londres et de Grahame Thompson, maître de conférences à la UK’s Open University (1). Un livre dans lequel on relève des phrases telles que " la première des conséquences majeures de l’existence d’une économie globalisée serait donc la difficulté fondamentale de la maîtriser " n’est pas précisément distrayant. Mais, son idée maîtresse est juste. Isolément ou ensemble, les gouvernements conservent une grande marge de manoeuvre. Le débat devrait porter sur ce quels doivent faire et non sur la question de savoir s’ils peuvent ou non faire quelque chose.

La globalisation, font valoir les auteurs de l’ouvrage, signifie essentiellement que l’économie du monde " est dominée par des forces globales incontrôlables et les principaux acteurs du changement sont des firmes authentiquement transnationales ; ces dernières n’ont de devoir d’allégeance envers aucun État-nation en particulier et choisissent leur lieu d’implantation en fonction du critère de l’avantage maximal ".

Il faut savoir tout d’abord que les économies ne sont pas plus ouvertes aujourd’hui qu’elles ne l’étaient avant 1914. La part des échanges de marchandises dans le PIB des principaux pays industriels n’est, en règle générale, pas plus élevée qu’elle ne l’était alors (cf. graphique). En ce qui concerne la mobilité du capital, les mouvements de capitaux au Royaume-Uni représentaient, entre 1905 et 1914, 6,5 % du revenu national, soit un taux supérieur à celui des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix dans tous les grands pays industriels, y compris le Japon. Les restrictions aux migrations des travailleurs sont également bien plus importantes aujourd’hui qu’à la fin du XIXème et au début du XXème siècle.

La période antérieure à 1914 a été caractérisée par la liberté du commerce et l’absence de contrôle des changes. La navigation à vapeur et les liaisons télégraphiques intercontinentales existaient déjà. Comme le font remarquer les auteurs, la différence entre une économie mondiale " dans laquelle les biens et l’information étaient acheminés à la voile et celle dans laquelle ils circulaient au moyen de la vapeur et de l’électricité est d’ordre qualitatif ". La différence entre cette dernière et une économie où existent le transport aérien et le réseau Internet est, par comparaison, purement quantitative.

Économie globale ou économie internationale ?

Après avoir replacé, comme il se doit, les événements dans leur contexte historique, les auteurs s'attèlent à la tâche plus délicate de définir une économie globale, qu'ils distinguent d'une économie simplement " internationale ". Dans une économie du second type, affirment-ils, les entités dominantes restent les économies nationales, malgré le développement des échanges commerciaux et des investissements étrangers. En revanche, dans une économie globalisée, " les populations des Etats et régions du monde, même prospères et parvenus à un stade de développement avancé, seraient à la merci de forces devenues autonomes et incontrôlables, parce que globales ".

Toutefois, cette définition pèche par manque de précision. Il convient plutôt d'identifier et d'isoler les deux idées qui semblent sous-tendre le concept en vogue de globalisation, celle du caractère implacable du processus et celle d'intégration complète.

En théorie, dans une économie globalement intégrée, les prix des biens, des services, du travail et du capital tendent à se niveler dans le monde entier, les seules différences se justifiant par des critères de qualité, essentiellement parce qu'il n'existe pas d'obstacles naturels ou artificiels à la circulation de ces biens, services et facteurs de production. Dans un tel contexte, un Etat serait peu à même d'imposer une fiscalité plus lourde ou une réglementation plus coûteuse que dans d'autres pays.

Ce monde-là n'est pas le nôtre. Même sur les marchés des investissements de portefeuille, où l'intégration est allée le plus loin, la convergence des taux d'intérêt réels semble inférieure à ce qu'elle était sous. l'ancien régime de l'étalon-or. Cette situation pourrait s'expliquer par l'incertitude qui affecte, en régime de taux de change flottants, le cours en monnaie nationale des portefeuilles de titres libellés en devises étrangères. Les taux d'intérêts réels ont davantage de chances de converger lorsque les taux de changes sont fixés de manière crédible, comme c'était le cas sous le système de l'étalon-or.

En outre, la part des recettes de l'Etat dans le PIB est très variable d'un pays à l'autre - elle atteint par exemple 60 % au Danemark, contre. 32 % aux Etats-Unis. Pourtant, on n'observe pas d'exode massif de la population active du premier pays vers le second. En dépit d'une fiscalité plus lourde, le taux d'épargne nationale est plus élevé au Danemark qu'aux Etats-Unis. De plus, les capitaux danois restent, pour l'essentiel, dans le pays : en 1995, le montant net cumulé des avoirs extérieurs du Danemark ne dépassait pas 1,8 % du PIB.

L’intégration économique globale n'est donc pas complète ; elle n'est pas non plus totalement inexorable. Les pouvoirs publics ont opté pour un abaissement des barrières commerciales et pour la suppression du contrôle des changes. Ils pourraient tout aussi bien, s'ils le souhaitaient, mettre un terme à ces deux processus.

Les sociétés multinationales toutes-puissantes, cauchemar de la gauche, seraient-elles en mesure de les en empêcher ? Nullement, parce que le capital des entreprises n'est pas parfaitement mobile.

Les trois quarts environ de la valeur ajoutée des sociétés multinationales sont encore produits dans leur pays d'origine. Il est pratiquement impossible d'imaginer que des firmes comme Toyota ou Mercedes-Benz transfèrent le principal de leurs activités dans un pays étranger en se coupant de leurs racines nationales. Elles peuvent s'internationaliser davantage, mais il ne leur est guère possible de rester insensibles aux décisions du gouvernement de leur pays d'origine.

Avantages du commerce international

La globalisation relève, sinon d'un mythe, du moins d'un abus de langage. Les hommes politiques ne sont pas tant confrontés à une nécessité implacable que contraints à des choix lourds de conséquences. Deux questions se posent : comment exploiter les avantages du commerce international, et comment le réglementer.

Les économies des différents pays se sont ouvertes au commerce international et aux mouvements de capitaux, non parce qu'elles étaient entraînées dans un mouvement irrésistible, mais parce qu'elles y trouvaient un intérêt. Il suffit, pour s'en convaincre, de comparer l'évolution de la Corée du Nord, dont l'économie est fermée, avec celle de la Corée du Sud, relativement ouverte -, la comparaison entre la Birmanie et son voisin la Thaïlande, ou encore entre l'Allemagne de l'Est et celle de l'Ouest est tout aussi édifiante.

Les économies qui ont profité des avantages du commerce international ont prospéré. Mais, pour y parvenir, il leur a fallu, au moins, garantir le droit de propriété, assurer une éducation d'excellente qualité, et créer de bonnes infrastructures. Certains avanceront l'argument, plus contestable, que les politiques industrielles et d'autres types d'interventions sélectives ont également joué un rôle essentiel à cet égard.

Ces mêmes observateurs conviendraient sans doute avec MM. Hirst et Thompson de la nécessité de soumettre à un contrôle renforcé les échanges économiques internationaux. Dans les secteurs fortement internationalisés, comme le commerce et la finance, ce contrôle exige effectivement une coordination à l'échelle régionale ou globale. Reste à déterminer l'intensité de celui-ci.

Les auteurs ont un programme relativement ambitieux, en tête duquel figurent une réglementation rigoureuse des investissements directs à l'étranger, une stabilité accrue des taux de change et une réglementation plus efficace des marchés internationaux de capitaux. Il est possible, voire nécessaire, de s'interroger sur le bien-fondé de leurs propositions. Mais le faire, c'est déjà adhérer à l'argument clé de l'ouvrage. La politique joue un rôle important. L’économie n'est pas gouvernée par un destin mystérieux, mais par l'homme, qui est responsable de nombre de ses dysfonctionnements.

Martin Wolf»

(Financial Times, 13 février 1996)
 
 

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