QUELQUES ÉLÉMENTS À PROPOS DE LA CRISE RÉVOLUTIONNAIRE EN BOLIVIE.

En septembre-octobre 2003, les masses boliviennes se sont affrontées au gouvernement et à l’appareil d’Etat :  manifestations et grèves, barrages de routes et l heurts armés se sont développés. Finalement le président Gonzalo Sanchez do Lozada a dû démissionner et s’enfuir à Miami. Mais, de même qu’en Argentine durant l’hiver 2001, c’est un autre dirigeant bourgeois qui a récupéré le pouvoir : le vice président Carlos Mesa, avec le soutien de l’armée, est devenu président et a formé son gouvernement. Celui-ci a été élu l’unanimité du Congrès, ce qui inclut le vote des députés du MAS d’Evo Morales et du MIP de Quispe. Ce n’est pas pour autant une simple répétition de ce qui s’est passé en Argentine. L’une des différences essentielles porte sur le fait qu’en Bolivie, c’est le prolétariat qui a joué le rôle décisif dans cette insurrection révolutionnaire avec - à sa tête – les mineurs et les travailleurs d’El Alto, concentration de près d’un million d’habitants qui jouxte La Paz.  Et c’est en relation avec l’existence de la centrale ouvrière bolivienne (la COB) ainsi que de récents développements au sein de la COB que le prolétariat a pu intervenir de manière décisive dans cette insurrection. Le but de cet article n’est pas de reprendre le déroulement détaillé des événements de septembre-octobre, ni de retracer un historique complet de la lutte des classes en Bolivie. Il s’agit de rappeler simplement quelques enseignements majeurs de cette très riche lutte des classes, ce qui est indispensable si l’on veut appréhender la situation présente et contribuer à formuler des réponses aux questions auxquelles aujourd'hui le prolétariat bolivien est confronté. En particulier, on ne peut comprendre la place politique occupée par ce prolétariat et le rôle de la COB dans les récents événements sans revenir d’abord sur la révolution de 1952.

LA CONSTITUTION DE LA COB ET LA RÉVOLUTION DE 1952

La révolution de 1952 constitue un événement majeur dans l’histoire bolivienne mais aussi pour tous les prolétariats d’Amérique latine. Il faut rappeler qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, le prolétariat d’Amérique latine n’a pu prendre toute sa place dans la vague révolutionnaire mondiale qui se développe (1944-48), ceci du fait de la subordination de la classe ouvrière et de ses organisations aux différents partis bourgeois (PRI mexicain, péronisme argentin …). Le stalinisme a joué un rôle décisif dans cette subordination, de même qu’avant guerre la politique stalinienne avait entravé la constitution de partis et syndicats ouvriers : seul le prolétariat chilien s’était donné un parti (le POS en 1912) puis une véritable organisation syndicale. Mais au Chili, le front populaire avait ligoté le prolétariat et préparé la brutale répression de 1946. Quant à la Bolivie, les organisations ouvrières, les syndicats notamment, furent décapitées et brisées par la répression en 1932, en relation avec la guerre du Chaco contre laquelle s’était mobilisé le mouvement ouvrier. Et en ce qui concerne l’organisation syndicale constituée en 1936 –la CSTB- contrôlée par les militants staliniens, celle-ci devint un instrument de soumission de la classe ouvrière à la bourgeoisie et ne se développa guère. Or c’est en Bolivie que la classe ouvrière, pour la première fois en Amérique latine, a brisé ce dispositif contre révolutionnaire, et qu’une situation révolutionnaire ouverte s’est alors créée.

Cette révolution de 1952 a été préparée par la construction d’un syndicat ouvrier doté d’un programme authentiquement ouvrier : en 1944 est créée la fédération syndicale des travailleurs mineurs de Bolivie (FSTMB).

En 1946, le congrès extraordinaire de la FSTMB réuni à Pulacayo adopte des thèses dites depuis « thèse de Pulacayo ». L’organisation trotskyste, le Parti Ouvrier Révolutionnaire (le POR, fondé en 1934, membre de la IVème Internationale) a joué le rôle central dans l’élaboration de ces thèses et leur adoption. La première thèse commence par cette phrase : « le prolétariat, en Bolivie comme ailleurs, constitue la classe sociale révolutionnaire par excellence ». La thèse II est titrée : « le type de révolution que nous devons réaliser », la IIIème est consacrée à la « lutte contre la collaboration de classe » et la quatrième : « la lutte contre l’impérialisme ». Une thèse est consacrée à la lutte contre le fascisme, une autre expose « les revendications transitoires », lesquelles incluent « le contrôle ouvrier dans les mines » et « l’armement pour les travailleurs ». La dixième thèse indique : « la lutte du prolétariat nécessite un commandement unique. Il est nécessaire de forger une puissante centrale ouvrière ».Même si ces thèses ne sont pas sans faiblesses (sur la préparation de la prise du pouvoir en particulier), elles vont nourrir politiquement tout le processus qui va conduire à 1952. Elles reflètent à la fois la place acquise par le petit parti trotskyste et ses limites.

Six ans plus tard, cet objectif est réalisé : la C.O.B. est constituée en avril 1952, à l’initiative d’un militant du POR, au moment même où éclate la révolution. On ne peut donc séparer la C.O.B., son rôle central pour le prolétariat bolivien, des conditions historiques et politiques dans lesquelles elle a été constituée. Cette origine pèse encore aujourd’hui, aussi dégénérées fussent ensuite les directions syndicales qui se succédèrent à sa tête.

UN « FÉVRIER » BOLIVIEN

La révolution de 1952 est une authentique révolution conduite par le prolétariat et son organisation –la C.O.B.-, révolution qui a disloqué l’Etat, démantelé l’armée et chassé le gouvernement. Compte tenu de la faiblesse, alors, du POR, de l’absence de parti ouvrier, du rôle central de la C.O.B., le mot d’ordre gouvernemental qui s’imposait alors devait être : « Tout le pouvoir à la C.O.B ». La nécessité d’un tel mot d’ordre de transition, découlait du fait que, dans les semaines qui suivirent la révolution du 9 avril 1952, le régime militaire s’effondrant et le pouvoir d’État se disloquant sous la poussée des masses, la COB prit le caractère d’un organisme de double pouvoir. 

Ce ne fut pas le cas, et c’est le Mouvement Nationaliste Révolutionnaire (MNR), organisation nationaliste petite bourgeoise, qui récupéra le pouvoir et entreprit de restaurer l’Etat bourgeois. A cette fin, elle associa les dirigeants de la C.O.B. à son gouvernement. Seul le mot d’ordre « Tout le pouvoir à la C.O.B. » aurait pu déjouer cette manœuvre en opposant l’aspiration des masses (à voir satisfaire leurs revendications par un gouvernement qui soit le leur) à la participation des dirigeants de la C.O.B. (de son secrétaire général, Lechin, en particulier) au gouvernement. Ce faisant, le MNR put bâillonner la COB.

Mais, encore faible politiquement, le POR ne sut pas lancer ce mot d’ordre. Et, l’année suivante, il fut gravement déstabilisé par la crise de la IVème Internationale qui toucha le POR bolivien à un moment décisif.  Le POR et son principal dirigeant Guillermo Lora tirèrent ultérieurement le bilan de ces erreurs.

Du fait que cette révolution ne put aller à son terme, nombreux furent ceux qui la qualifièrent de révolution « nationale ». Mais ce fut en réalité le premier acte d’une révolution prolétarienne, un « février » bolivien auquel ne succéda nul « octobre » du fait de l’absence d’un POR suffisamment fort (politiquement et numériquement). Guillermo Lora expliquera en 1963 :

« Le 9 avril 1952) peut être considéré, si l’on tient compte des différences imposées par les circonstances, comme le février bolivien. L’analogie la plus remarquable consiste en ce que les ouvriers font la révolution et que c’est le parti politique d’une autre classe qui prend le pouvoir. La petite bourgeoisie bolivienne joua, dans une certaine mesure, le rôle de la bourgeoisie libérale russe. Notre « octobre » tarde trop à arriver. C’est là la différence qui saute aux yeux. Le reflux du mouvement révolutionnaire –que nous avons qualifié de momentané- s’est trop prolongé ».

DES ACQUIS NON NÉGLIGEABLES MAIS LIMITES

Si cette révolution fut récupérée par le MNR dans le cadre de l’Etat bourgeois remis –non sans mal- sur ses pieds, des concessions importantes durent alors être faites aux masses. Dans les campagnes, à l’issu d’une véritable guerre civile, le semi-servage caractéristique d’une société féodalo-bourgeoise fut aboli et le pouvoir des grands propriétaires fut brisé. La réforme agraire eut lieu, mais sous le contrôle du MNR. Elle se traduisit par la généralisation de la petite propriété agraire.

Dans un texte de 1972, Guillermo Lora explique :

 « la réforme agraire (2 août 1953) fut décrétée quand une grande partie de la terre cultivable avait été occupée révolutionnairement par les masses paysannes, lorsque celles-ci étaient en possession des grandes propriétés et des armes (…) C’est dans ces conditions, alors que le « gamonalisme » avait été matériellement expulsé des campagnes, alors qu’il était sûr de perdre tous ses privilèges, qu’est décrétée la réforme agraire, destinée, par un de ses aspects, à sauvegarder une partie des intérêts du « gamonalismo » (il s’agit d’un système hérité du colonialisme espagnol, les grands propriétaires jouissant de nombreux privilèges et de droits de type seigneuriaux sur les paysans indiens)

« Elle divisa les grandes propriétés entre leurs fermiers, en réservant une part pour l’ex propriétaire ; elle reconnut un droit d’indemnisation aux ex-patrons ; elle exclut du champ d’application de la réforme la propriété considérée comme agraire –capitaliste (…) ce qui est devenu une brèche par laquelle beaucoup de latifundia ont pu échapper à la réforme » L’outil décisif dans ce combat des paysans indiens fut la constitution d’une fédération des travailleurs agricoles. En outre, les paysans indiens, l’ensemble des travailleurs acquirent durant cette période nombre de droits démocratiques (suffrage universel) même si ce fut de manière limitée.

Après 1953 s’amorce une longue phase de repli du prolétariat. Le POR recule avec sa classe, d’autant plus que la crise disloquant la IVème internationale le divisa et l’affaiblit profondément (Pablo et son courant liquidateur à la tête de la IVème internationale poussaient ainsi le POR… à rejoindre le MNR). Le POR en ressortit exsangue en 1956. Cette période est mise à profit par le MNR et l’impérialisme pour restaurer l’Etat bourgeois et reconstruire son armée. Mais ce n’est qu’en 1964 que la bourgeoisie, avec le coup d’Etat de Barrientos, put infliger une dure défaite au prolétariat – la COB, en particulier, est dissoute (mais pas la fédération paysanne, la direction de la CNTCB ayant passé un pacte avec la dictature militaire).

1970-1971 : RÉVOLUTION ET CONTRE-RÉVOLUTION

La situation se modifie après 1968, en relation avec la nouvelle montée de la classe ouvrière en Amérique latine, à l’échelle mondiale. A partir d’octobre 1969, le prolétariat reprend son mouvement, met à profit la crise de la dictature et l’alternance des généraux au pouvoir. Le POR sort de la clandestinité et combat pour le rétablissement des libertés syndicales et politiques, et combat contre le soutien apporté au général Ovando par les organisations nationalistes petites bourgeoises.

En mars 1970, il obtient la tenue du congrès de la fédération des mineurs. Puis a lieu celui de la COB. Les partisans du général Ovando y sont battus. Mais les thèses adoptées sont politiquement composites, contradictoires : pour une partie, ce sont celles du POR, et pour une autre, celles des staliniens. Néanmoins, la tenue de ce congrès, son caractère, le fait même qu’il ait été autorisé sont perçus comme une menace par une aile de l’armée, qui tente un coup d’Etat, le 7 octobre, contre le général Ovando. La grève générale déferle alors, se heurte à l’armée, dont l’Etat-major décide le repli. Torrès, un autre général, récupère le pouvoir. Mais la mobilisation révolutionnaire des masses a posé la question du pouvoir ouvrier. Est immédiatement constitué un « commandement politique de la classe ouvrière » avec la COB, divers syndicats, des organisations politiques ouvrières, des organisations petites bourgeoises. Le POR y fait adopter un programme de 17 revendications immédiates, combat contre toute association au gouvernement Torrès. Les représentants du MNR sont expulsés du commandement, puis le POR fait adopter le projet de création d’une organisation permettant de concrétiser le combat pour le gouvernement ouvrier et paysan ; le commandement se transforme en Assemblée Populaire. Convoquée le 1er mai 1971, elle est un embryon de double pouvoir, un organisme à caractère authentiquement soviétique. Son développement, les ralliements qu’elle suscite dans la classe ouvrière, dans les couches urbaines et chez les étudiants, dans les masses paysannes – qui reconstituent leur organisation sur les ruines de la CNTCB et rompent avec l’armée-, la décomposition qui menace l’Etat conduisent, le 19 août, à un nouveau coup d’Etat d’une aile de l’armée bolivienne soutenue par la CIA, la Phalange socialiste bolivienne (FSB, parti fasciste créé en 1937) et des dirigeants du MNR. Après une série d’affrontements, le coup d’Etat est victorieux le 21 août. Le prolétariat, les masses sont contraints à un profond recul. Mais l’Assemblée Populaire, aussi limitée qu’ait pu être son activité, demeure comme le point le plus élevé du combat de la classe ouvrière en Amérique Latine. Avec ce coup d’Etat de Banzer (1971-1978) commence une nouvelle période de répression : arrestations, massacres dans les mines, suspension de la COB qui demeurait le cadre de résistance à la dictature. Pour le POR, la situation est d’autant plus difficile qu’il était resté handicapé par la crise de la IVème Internationale, ayant ensuite subi de véritables mutilations théoriques du fait de son isolement 15 ans durant. Les liens noués ensuite avec l’OCI (organisation troskyste en France) et le Comité d’organisation  (pour la reconstruction de la IVème Internationale) ne suffiront pas à le réarmer théoriquement et à le protéger de graves erreurs politiquement destructrices. Avec la liquidation ultérieure de l’OCI (devenue PCI puis PT) en tant qu’organisation trotskyste, ainsi que du regroupement international constitué autour du PCI en tant que force trotskyste, disparaît la possibilité de construire le POR comme Parti révolutionnaire. De ce fait, le « retour à la démocratie » en 1982, retour imposé par la crise du régime militaire qui doit rendre le pouvoir aux « civils », marque le début d’une période distincte pour le mouvement ouvrier bolivien.

1982-1999

Afin d’éviter que le prolétariat ne s’engouffre dans la faille ouverte par la transition d’une dictature ouverte à un régime dit « civil » que dirige le MNR, celui-ci obtient le plein soutien des dirigeants de la COB et du parti stalinien. En 1985, avec le gouvernement MNR de Victor Paz, se développe une politique d’ouverture accrue au marché mondial (suppression des taxes douanières), et de réduction brutale du secteur public, de privatisation. L’attaque est frontale contre les mineurs, par licenciements et fermetures de mines (les effectifs diminuent des deux tiers). C’est la colonne dorsale du prolétariat bolivien qui est alors disloquée. En 1989, une centaine de dirigeants syndicaux sont arrêtés et déportés. Au cours des années quatre-vingts, le PIB de la Bolivie connaît une période de croissance, mais c’est une croissance moyenne qui se fait par le développement de la dette, la surexploitation des travailleurs, une explosion de la misère. Et, en 1999, la crise économique surgit. La COB est alors en plein déclin.

AVRIL 2000 - INSURRECTION A CARACTERE RÉVOLUTIONNAIRE

C’est à ce moment-là qu’éclate, à partir de la question du tarif de l’eau, une véritable insurrection contre le gouvernement Banzer (celui-ci est revenu au pouvoir par des élections). A Cochabamba, un consortium impérialiste ayant obtenu le contrôle de l’eau, le tarif de celle-ci augmente brutalement de 45%. La grève générale éclate à Cochabamba puis les manifestations, barrages de route, grèves et affrontements avec la police se multiplient dans tout le pays. L’exigence est alors l’abrogation de la loi autorisant la privatisation de l’eau.

L’Etat de siège est proclamé le 8 avril. En vain. Le 12, la grève est générale à l’appel de la COB, puis s’étend aux universités et aux lycées. Des unités de police se mutinent.

C’est alors que la direction du syndicat paysan, la CSUCTB, vole au secours du gouvernement Banzer, passant un accord pour la levée des barrages. Banzer procède alors à un remaniement gouvernemental, tout en faisant quelques concessions concernant la loi sur loi sur l’eau et un projet de loi sur la terre.

« DIALOGUE NATIONAL. »

Pour la seconde fois en trois ans, sous la pression de la Banque Mondiale est ensuite organisé un vaste « dialogue social » entre le gouvernement et « la société civile »:  « l’Église, dans le cadre du Jubilé 2000, a été une force majeure pour activer le dialogue social », rappellera le secrétaire-adjoint de la commission épiscopale. Des dirigeants syndicaux et paysans aux patrons, tous répondent à l’appel de l’Eglise. Un projet de loi en a résulté, pour 2001. L’essentiel est de consolider le gouvernement. Aux élections législatives, puis présidentielles de l’année 2002, le MAS que dirige Evo Morales tire profit de l’absence de parti ouvrier et progresse fortement.. Evo Morales échoue lui-même de peu à emporter l’élection présidentielle. C’est finalement Gonzalo Sanchez de Lozada qui revient au pouvoir avec le MNR. Les manifestations reprennent aussitôt. En février 2002, c’est de nouveau l’explosion : affrontements avec les cocaleros (dont le gouvernement américain exige que soit mis fin à leur production), puis manifestations contre un nouvel impôt touchant essentiellement les fonctionnaires. Des étudiants s’en prennent au palais présidentiel, la police refuse d’intervenir. L’armée tire alors… sur la police ; des bâtiments publics sont incendiés. Il y a des dizaines de morts. Le gouvernement retire les mesures annoncées et obtient une accalmie grâce à l’appui des dirigeants de la COB.

LA CLASSE OUVRIÈRE CHASSE LE GOUVERNEMENT : UNE VICTOIRE CONFISQUÉE

A la fin de l’été, le gouvernement annonce un nouvel accord bradant le gaz au profit de trusts impérialistes : la redevance payée par ces sociétés pour extraire et exporter le gaz est dérisoire. Le 15 septembre, répondant à l’appel lancé le 5 septembre par la nouvelle direction de la COB et le MIP, les travailleurs et paysans bloquent les routes en exigeant l’annulation de l’accord. C’est le point de départ d’une mobilisation clairement anti-impérialiste, mais qui prend aussitôt le gouvernement bolivien comme objectif. Le 26 septembre, le MAS rejoint la mobilisation. Le 29 septembre, la grève générale illimitée est lancée par la COB, pour imposer le départ du président bolivien et l’annulation des contrats gaziers. A El Alto, gigantesque cité ouvrière aux portes de La Paz, à 4000 mètres d’altitude, toute la population s’organise en assemblées de quartiers et fédération d’assemblée, cherchant en particulier à interdire la mise en place d’un nouvel impôt ; liée à la COB, cette fédération prend les traits d’un organisme de double pouvoir. Le 11 octobre, El Alto est déclarée « zone militaire » - la répression est féroce. Elle n’arrive pas à briser le mouvement des masses. Toutes les routes sont bloquées autour de La Paz, vers laquelle convergent des colonnes de mineurs et de paysans. Le 16 octobre, une immense manifestation a lieu à La Paz, tandis que le gouvernement américain rejette par avance un gouvernement qui serait désigné par la rue. Mais le lendemain, le président doit démissionner et prendre la fuite pour Miami. Les contrats de gaz sont suspendus. Ainsi, pour la première fois depuis des décennies, les masses boliviennes, en se rassemblant derrière le prolétariat et en utilisant la COB, ont pu chasser le gouvernement. Une situation nouvelle s’ouvrait. Le combat pour l’Assemblée Populaire, vers le gouvernement ouvrier était immédiatement saisissable par des larges masses. C’est cette possibilité qui a été immédiatement confisquée par les dirigeants de la COB avec l’appui du MAS et du MIR : tous ont appelé à la « transition constitutionnelle ». C’est ainsi que le gouvernement, avec leur plein accord, a été immédiatement confié au vice-président. Et un « répit » de quatre-vingt-dix jours a été donné au gouvernement par les dirigeants de la COB, du MAS, du MIR qui ont appelé les travailleurs, les paysans, toute la population laborieuse insurgée à rentrer chez eux.

LE MAS ET LE MIR : DES ORGANISATIONS PETITES BOURGEOISES ET RÉACTIONNAIRES

Il n'existe plus aujourd'hui en Bolivie de Parti ouvrier Révolutionnaire à même de jouer un rôle analogue à celui joué par le POR entre 1946 et les années soixante-dix. Il n'existe pas de parti ouvrier (au sens propre du terme) ni même de parti ouvrier bourgeois. Cette situation, combinée avec les coups majeurs portés au prolétariat minier, a laissé les mains libres à des organisations comme le MAS et le MIR. Le MAS a 27 députés (sur 130) et 8 sénateurs (sur 27). Lors de la fuite du président Sanchez de Lozada, le MAS a apporté son plein soutien au nouveau gouvernement. Ses députés ont voté à l'unanimité pour ce gouvernement. De même, les six députés du MIP (Mouvement indigène Pachakuti) dirigé par Quispe.

Le MAS a été constitué en particulier par les dirigeants d'organisations paysannes cherchant à se donner une représentation politique appelée « l'Instrument Politique » (Evo Morales est le dirigeant syndical des producteurs de coca de la région de Cochabamba). Le congrès de la Confédération des paysans de Bolivie ratifia ce projet de création de l'Instrument Politique (Pour la souveraineté des peuples). Un tel « Instrument Politique » tourne radicalement le dos à la classe ouvrière comme à toute issue politique véritable permettant aux masses paysannes indiennes de sortir de leur immense misère. Pour Morales, il s'agit de promouvoir « la cosmovision » et « la pratique sociale communautaire qui ont permis la vie et la survie des peuples andins ». C'est-à-dire de promouvoir les formes d'organisation sociale antérieures à la conquête espagnole (voire antérieures à l'Empire incas). Le processus ainsi engagé constitue donc une tentative de renverser les rapports entre prolétariat et paysannerie pauvre : les rapports de 1952-53 – quand les travailleurs agricoles s'organisaient en syndicat et se ralliaient au combat du prolétariat et de ses organisations – comme ceux de 1970-71, quand les masses paysannes reconstituaient leur organisations par la rupture avec l'armée et le gouvernement et en se ralliant à l'Assemblée populaire. C'est sur cette base que le MAS combat pour une « Assemblée constituante » qui confie à l'Etat le soin de « renforcer » les « entreprises collectives autogérées » que devraient créer « les peuples ». (Le sigle lui-même du MAS – mouvement au socialisme – ne peut d'ailleurs tromper si l'on en rappelle l'origine : le MAS fut d'abord une organisation issue, par scission, du FSB, la vieille organisation fasciste bolivienne. C'est à l'occasion des élections de 1997 que « l'Instrument Politique », ayant besoin d'un sigle déjà légalisé… instrumentalisa le MAS). Quant au MIP, s'il ne reprend pas à son compte cette revendication d'une Assemblée constituante, c'est afin de défendre – sans transition – les mêmes projets. Pour Felipe Quispe « nous allons mettre à l'ordre du jour la reconstitution du Qullasuyu et nous autodéterminer comme nation indigène dans la République de Qullasuyu ». Sur cette base, Quispe – ex-guerillero aujourd'hui dirigeant de la confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTPB) et député du mouvement Indigène Pachakuti (MIP) – se déclare « opposition vigilante » au gouvernement après avoir voté pour sa mise en place. Et c'est au moment même où les travailleurs boliviens tentent, en dépit de la politique de ses dirigeants, d'utiliser la COB – organisation historique du prolétariat - que le MAS et le MIP se dressent contre la COB. Ainsi le MAS se désole, dans un document publié après la fuite du président Sanchez de Lozada, que « des organisations et personnages au bord de la disparition politique à la veille des événements, tels la COB » soient apparus ou réapparus. Et c'est avec amertume que Felipe Quispe – qui prônait la grève de la faim comme forme de combat – est obligé de reconnaître le rôle décisif de la COB :

« le lundi 22 septembre la centrale ouvrière bolivienne (COB) a appelé à une assemblée d'urgence. La COB est en réalité un cadavre, qui a plus ou moins tenté de ressusciter, car il est trop usé : mais finalement la COB a appelé à la grève générale et les assemblées de quartier du Comité civique d'El Alto et de la Paz, la centrale ouvrière régionale d'El Alto et les gens en général se sont engouffrés dans cette lutte » (interview au quotidien mexicain Joranda, 26 octobre).

« L'ASSEMBLEE CONSTITUANTE » : UN PIEGE POUR LES MASSES

Dans une interview publiée à la mi-octobre, au moment même où l'armée tire sur les mineurs à Pacatamaya et où les manifestations exigent le départ du président, Evo Morales formule dans un même mouvement la nécessité qu'il fait sienne de préserver l'Etat bourgeois avec sa constitution actuelle et la revendication d'une Assemblée constituante ; il formule d'abord une proposition si le président démissionne : « la Constitution dit que le vice-président doit alors prendre sa place. Nous appuyons cette solution. »

On l'a vu, c'est cette « solution » qui a été mise en œuvre. Puis il explique : « nous ne voulons pas co-gouverner. Nous ne voulons pas du pouvoir pour gouverner comme les autres. Nous voulons une Assemblée constituante qui établisse une démocratie réellement participative ». (Le Monde du 12 octobre).

Et l'on sait qu'au Brésil cette « démocratie participative » sert à associer les travailleurs à la gestion, à la répartition de la misère. Le fonction que donne le MAS à cette proposition nationale est, explicitement, de désarmer politiquement les masses boliviennes. car, « en l'absence d'une proposition nationale et organique qui articule les divers secteurs autour des intérêts de l'ordre majoritaire », le risque est que « les petits groupes radicaux qui prônent des issues politiques radicales de la crise pourraient capitaliser le mécontentement et la frustration populaire et nous entraîner à la défaite et au massacre du peuple ». (« un bilan nécessaire »).

Or ce même document reconnaît que le MAS a été bousculé au cours de ces événements, qu'il y a eu « désorganisation, confusion, absence de direction, dans certains cas même le rejet » du MAS, en particulier après le 19 septembre. En soi, le mot d'ordre d'Assemblée constituante peut, dans certaines situations, être parfaitement juste. C'est le cas notamment de pays où les revendications démocratiques élémentaires n'ont pas été satisfaites, ou les tâches de la révolution bourgeoise restent entièrement à faire (réforme agraire, liquidation du féodalisme), et aussi des longues dictatures. Mais ce mot d'ordre est un mot d'ordre de combat pour unifier et dresser les masses contre une dictature, un régime colonial. En Bolivie aujourd'hui, on ne peut faire abstraction de ce qui fut arraché en 1952-53. Et c'est  parce que la révolution prolétarienne ne put aller à son terme que la réforme agraire, incomplète, ne mit fin ni à la misère paysanne ni au développement de la grande propriété capitaliste, et que les droits démocratiques furent sans cesse remis en cause. La Bolivie est un état capitaliste arriéré, dominé par l'impérialisme avec le relais d'une bourgeoisie compradore et d'un État totalement corrompu. La seule issue pour les masses, c'est la rupture avec l'impérialisme, le non-paiement d'une dette écrasante, l'expropriation des grands groupes étrangers, comme ceux des grands propriétaires boliviens (il existe en Bolivie un Mouvement des sans terre qui occupe en particulier les 2000 hectares d'une propriété appartenant à la famille de Sanchez de Lozada).

De même que l'armement des masses, ce sont là les tâches d'un gouvernement ouvrier dont la réalisation passe par le combat pour une Assemblée populaire, par un organisme à caractère soviétique. C'est contre cette perspective que se dresse aujourd'hui la demande d'une Assemblée constituante qui ne peut être « qu'octroyée », tout au plus entreprise d'aménagement de l'actuel Etat bourgeois. Ce n'est pas un hasard si le gouvernement Mesa en reprend aujourd'hui le projet.

Mais combattre aujourd'hui le gouvernement Mesa implique de formuler de manière concrète, arithmétique, un mot d'ordre gouvernemental de front unique.

POUR UN GOUVERNEMENT DE LA COB

En l'absence de tout parti ouvrier, compte tenu de la place historique de la COB et du rôle joué par cette organisation – en dépit de sa direction – au cours des événements de septembre-octobre, resurgit nécessairement le mot d'ordre transitoire : gouvernement de la COB !

Bien évidemment, en l'absence de Parti révolutionnaire, la direction de la COB est aux mains de la bureaucratie syndicale. Celle-ci soutenait le gouvernement Sanchez de Lozada comme elle avait soutenu les présidents. Mais en mai 2003, lors du congrès de la fédération des mineurs, a été formulée la nécessité d'un retour aux thèses de Pulacayo. En juillet, lors du congrès national de la COB, une bataille a été engagée contre la direction de l'appareil tenue en main par les agents du gouvernement. Celle-ci battue, c'est Jaime Solares qui est devenu le nouveau secrétaire exécutif. Si le verbe est plus radical, Solares n'en est pas moins le chef de cette bureaucratie syndicale, qui a su capter à son profit l'aspiration croissante des travailleurs à pouvoir utiliser leur outil syndical contre le gouvernement. Il en appelle ainsi à « s'unir, s'organiser et lutter jusqu'à la liquidation du modèle néolibéral et du système capitaliste et exploiteur, imposer un gouvernement ouvrier-paysan avec les couches opprimées et exploitées. » (précisons que le document du MAS « un bilan nécessaire » qualifie de « solgan extrême » et « maximaliste » un tel mot d'ordre.

Mais le même Solares, les masses ayant chassé Sanchez de Lozada, apporte tout son soutien au vice-président, devenu aussitôt chef du gouvernement. Car la tradition dont il se réclame ouvertement, c'est celle de Lechin qui dirigea la COB jusqu'en 1996. Sur cette base, il n'est pas question pour Solares ni de gouvernement de la COB, ni d'Assemblée populaire( mais la nécessité de cette dernière a été avancée en octobre, dans la fédération des mineurs)..

Significatif, sur ce plan, est le « programme de lutte » de la COB adopté le 12 septembre 2003. Ce programme en vingt points contient nombre de revendications justes (abrogation de la loi sur les hydrocarbures, abrogation de la loi sur les retraites, etc…) mais il ne dit mot de la question de la dette ni de la question du pouvoir.

A la chute de Sanchez de Lozada, la nouvelle direction de la COB appelle donc au « repli stratégique » et rencontre le vice-président Mesa. Salores déclare : « Le peuple donnera son soutien aux nouvelles autorités si elles gouvernent pour les Boliviens et laissent de côté les intérêts des multinationales »… comme si un tel gouvernement pouvait agir en ce sens ! Mais pour Solares, il s’agit de sauver le nouveau gouvernement en faisant refluer les masses. Faute d’issue, celles-ci refluent donc, au moins pour un temps.

CONSTRUIRE UN PARTI OUVRIER RÉVOLUTIONNAIRE

On mesure à quel point fait durement défaut l’existence d’un Parti ouvrier Révolutionnaire, d’un parti membre d’une internationale ouvrière révolutionnaire. Le POR a été un parti jouant en Bolivie un rôle national, pouvant prétendre à la direction du prolétariat. La crise disloquante de la IVème Internationale (à laquelle il appartenait) au début des années cinquante, l’échec du long combat mené ensuite pour la reconstruction de la IVème Internationale, ont interdit que cette possibilité se réalise. Il n’existe aujourd’hui en Bolivie ni parti ouvrier révolutionnaire ni parti ouvrier (ni même de parti ouvrier bourgeois)

 Inévitablement, les travailleurs boliviens, les masses paupérisées, réengageront le combat face aux attaques incessantes de la bourgeoisie, de l’impérialisme. Mais ce combat ne pourra aboutir sans parti révolutionnaire. La construction de celui-ci devra prendre en compte l’absence de tout véritable parti ouvrier en Bolivie (ce qui est aussi le cas en Argentine, mais ne l’est pas au Brésil), mettre en avant la nécessité d’un tel parti pour toute la classe ouvrière. Le combat décisif pour l’indépendance de la COB – indépendance à l’égard de l’impérialisme, de la bourgeoisie compradore, des organisations petites bourgeoises et des débris de l’ancien parti stalinien et contre les bureaucraties syndicales sera vraisemblablement lié au combat pour un tel parti ouvrier. Ce seront certainement des combats longs et difficiles. Mais, ainsi que l’expliquait Trotsky :

 «L’orientation des masses est déterminée d’une part, par les conditions objectives du capitalisme pourrissant ; d’autre part, par la politique de trahison des vieilles organisations ouvrières. De ces deux facteurs, le facteur décisif est, bien entendu le premier : les lois de l’histoire sont plus puissantes que les appareils bureaucratiques ».