SOMMAIRE

CPS N° 90                                                                                                                            1er JUIN 2002


ITALIE : DE NOUVEAUX ET IMPORTANTS
DÉVELOPPEMENTS DE LA LUTTE DES CLASSES
Multiplication de manifestations spontanées durant le premier trimestre de cette année ; manifestation d’une ampleur historique, à Rome, le 23 mars ; grève générale de vingt-quatre heures, dans l’unité, le 16 avril… : un an après la victoire électorale de la coalition dirigée par Silvio Berlusconi, la classe ouvrière italienne combat pour tenter de briser l’offensive gouvernementale contre ses acquis.

Pourtant, un mois après la grève générale du 16 avril, le gouvernement Berlusconi, toujours en place, affirme qu’il maintient et poursuivra sa politique tandis que le 23 mai, devant l’Assemblée de la Confindustria, l’organisation du patronat italien, le "patron des patrons" exhorte le gouvernement d’achever les réformes promises et, sur cet objectif, demande la reprise du dialogue social entre ce même gouvernement et les dirigeants syndicaux.

Pour les travailleurs qui sont aujourd’hui confrontés, en France, à l’élection plébiscitaire et à la mise en place d’un gouvernement qui place au centre de sa politique les "réformes" exigées par le patronat et prône le dialogue social, il est particulièrement utile d’analyser la situation italienne et de prendre en compte les enseignements que l’on peut en tirer.

première partie :

RETOUR SUR UN PASSÉ RÉCENT (MAI 2001 - MAI 2002) :
UN AN DE GOUVERNEMENT BERLUSCONI

MAI 2001 : LA " MAISON DES LIBERTÉS " VICTORIEUSE

Le 13 mai 2001, à l’occasion des élections législatives, la coalition dirigée par Silvio Berlusconi remportait une nette victoire politique : la "Maison des libertés" obtenait une écrasante majorité à la chambre des députés, avec 368 députés sur un total de 630 députés (dont 276 des 453 sièges attribués au scrutin majoritaire), contre 242 au total pour l’Olivier, coalition analogue à celle de la "gauche plurielle" qui gouvernait au même moment en France. Refondation communiste obtient de son côté 11 élus.

Au Sénat, réélu en même temps, sa majorité absolue est tout aussi large, avec 177 sénateurs contre 128 pour l’Olivier et 3 pour Refondation Communiste.

Six années après la chute de son premier gouvernement, et après plusieurs années de gouvernement dit de "l’Olivier", Silvio Berlusconi avait désormais les mains libres pour constituer un gouvernement de combat contre la classe ouvrière.

Il est néanmoins nécessaire, pour prendre l’exacte mesure de cette victoire électorale, de tenir compte du mode de scrutin, du dispositif des coalitions et de la nature des organisations.

Chaque électeur émet deux votes distincts, l’un pour élire des députés au scrutin de liste (75% des députés), l’autre pour désigner des députés au scrutin proportionnel. Dans ce dernier cas, l’électeur vote pour un parti, mais dans le premier il vote pour des candidats et une coalition. Ainsi la coalition de l’Olivier est organisée autour de DS (Démocrates de Gauche), parti qui occupe la place d’un parti social démocrate ; ce parti est issu de l’ancien Parti communiste italien. Participent également à cette coalition diverses formations bourgeoises, des lambeaux de l’ancienne Démocratie chrétienne notamment. Lors des élections, ce système rend difficile un vote ouvrier : il était possible d’émettre deux votes distincts pour Refondation Communiste (autre parti issu de l’ancien PCI) mais on ne pouvait pas voter D.S. pour le scrutin de liste, seulement "Olivier". Même chose pour le PDCI, troisième organisation issue du PCI et membre de l’Olivier. Et le PDCI n’ayant pas eu le quorum de 4% au scrutin proportionnel, ce parti n’a eu droit à aucun député.

Dans ces conditions, et alors que le taux de participation était relativement important (81,2%, au même niveau qu’en 1996), les partis ouvriers apparaissent nettement minoritaires, avec environ un quart des suffrages. Le plus important d’entre eux, les Démocrates de gauche, obtient moins de 17%, en recul de quatre points par rapport à 1996.

Par contre, les organisations bourgeoises réunies sous l’emblème de la Marguerite, au sein de l’Olivier, tirent les marrons du feu : quand l’Olivier recule légèrement et DS recule fortement, les partis de la Marguerite progressent d’au moins 3 points, à 14% environ.

Quant aux partis regroupés derrière Berlusconi et "la Maison des Libertés", ils ne progressent pas en voix, avec 18 millions de suffrages (le recul est analogue en ce qui concerne le vote émis en même temps pour le Sénat). Mais cette majorité relative des suffrages leur a donné une nette majorité de députés.

Ainsi, mettant à profit la politique anti-ouvrière conduite par la coalition sortant de l’Olivier, politique conduite avec la pleine participation des Démocrates de gauche (et le soutien de Refondation communiste durant deux ans au moins), Silvio Berlusconi a-t-il pu commencer à surmonter la crise des partis bourgeois par une coalition plus solide que celle qu’il avait constituée en 1994.

RECOMPOSITION AU SEIN DES PARTIS BOURGEOIS.

Les partis qui composent la "Maison des Libertés" ne sont pas les partis traditionnels de la bourgeoisie italienne. Le principal de ceux-ci, la Démocratie chrétienne, hégémonique dans les années cinquante et soixante, s’est littéralement effondré au cours des années quatre-vingt-dix. Corrélativement à cet effondrement s’est alors engagé un processus de recomposition des partis de la bourgeoisie, avec le développement de nouvelles organisations : l’Alliance Nationale, organisation réactionnaire issue de la mue de l’ancien MSI, parti à caractère fasciste ; la Ligue du Nord, organisation xénophobe prônant l’indépendance de l’Italie du Nord, et Forza Italia créée par Silvio Berlusconi en 1993 non comme un parti, mais comme un instrument politique à son service, construit de toutes pièces avec les cadres dirigeants de son entreprise de publicité.

Les élections de mai 2001 marquent une nouvelle phase dans ce processus de recomposition ; en effet, la victoire globale de la coalition de Berlusconi se fait au bénéfice exclusif de l’organisation de Berlusconi, tandis que la Ligue du Nord s’effondre.

Qu’on en juge : la Ligue du Nord avait plus de 10% des voix en 1996, 59 députés et 27 sénateurs ; elle dégringole à moins de 4%, en dessous du seuil requis pour avoir un député par le vote proportionnel : "on savait qu’il fallait payer un prix pour cette coalition mais, si c’est ainsi, le prix est atroce" commente Umberto Bossi, son principal dirigeant.

L’Alliance du Nord, recule également de manière sensible, de 15,7 à 12% des suffrages exprimés. Par contre, Forza Italia est le grand vainqueur, passant de 20% de voix en 1996 à 29,5 en mai 2001.

Avec le résultat de Forza Italia, machine à son service exclusif où se sont recyclés nombre de transfuges de la vieille Démocratie Chrétienne, Berlusconi peut escompter ne pas voir se renouveler les événements de 1995 qui virent son gouvernement tomber au bout de sept mois du fait de la défection de son "allié", la Ligue du Nord.

Et il a les moyens politiques de surmonter l’instabilité chronique du système politique italien (58 gouvernements successifs de 1945 à mai 2001), instabilité liée au caractère parlementaire du régime et au mode de scrutin de type essentiellement proportionnel jusqu’en 1993 (partiellement depuis).

UN PROGRAMME ULTRA-RÉACTIONNAIRE.

La campagne de Silvio Berlusconi a été menée sur un programme succinct, cinq propositions présentées peu avant les élections : baisse des impôts directs (au bénéfice notamment des gros contribuables) et augmentation des retraites (promesse qui ne l’engage guère, sauf à s’en servir comme argument pour repousser encore l’âge de départ à la retraite) ; relance des grands travaux et suppression des derniers droits de successions ; enfin séparation de son rôle de chef de gouvernement d’avec ses intérêts privés, Berlusconi étant la plus grosse fortune d’Italie et le plus important propriétaire de chaînes de télévisions.

En réalité, son véritable programme était beaucoup plus précis, prenant en compte l’ensemble des exigences du patronat italien mais aussi celle de la Ligue du Nord en faveur d’une régionalisation accentuée, et celles du Vatican notamment en faveur de l’enseignement religieux.

Ainsi la Maison des Libertés avait fait siennes deux des principales exigences de la Ligue : la dévolution d’importants pouvoirs aux régions et des mesures contre les travailleurs immigrés.

Dès la victoire de Berlusconi, le Vatican et le patronat apportent leur soutien à ce gouvernement "ami"et rappellent à Berlusconi ses promesses.

La Confindustria, l’organisation du patronat italien, déclare : "le nouveau gouvernement a toutes les conditions pour se mettre immédiatement au travail et affronter avec courage et rapidité les nœuds structurels qui limitent les potentialités de croissance de l’Italie", et elle appelle les dirigeants des syndicats "à un dialogue social mûr"..

Le 24 mai 2001, lors des assises annuelles du patronat italien, Antonio d’Amato –dirigeant de la Confindustria et proche de Silvio Berlusconi– réaffirme ses objectifs et son appui au gouvernement : "Confindustria est prête à soutenir l’exécutif dans l’adoption de mesures difficiles, voire impopulaires au début, mais nécessaires à l’Italie". Parmi ces mesures impopulaires : une nouvelle réforme des retraites avec le plein essor des fonds de pensions, des mesures fiscales en faveur du patronat, davantage de flexibilité, etc…

Sous couvert de diminuer l’importance de l’économie "souterraine", qui atteindrait 30% du PIB, des mesures de blanchiment et de régularisation des patrons qui emploient des travailleurs non déclarés devraient être systématisées, celles adoptées par le précédent gouvernement étant considérées comme "insuffisantes car limitées dans le temps".

En fait, les mesures fiscales et l’abaissement des charges sociales devraient être tels qu’un patron aura tout intérêt à légaliser sa situation ; sinon il "ne prendra pas la peine de se régulariser" : or aujourd’hui, 5,5 millions d’Italiens travaillent au noir, dont 300 000 mineurs.

Autre objectif, par la prolifération notamment du nombre d’années de travail : augmenter le taux d’activité de 53% - ce qui place l’Italie aux derniers rangs européen- à 60-65%.

Pour le patronat italien, il est hors de question de remettre en cause l’Union européenne pas plus que l’euro, mais de prendre contre les travailleurs et leurs familles toutes les mesures nécessaires pour permettre à la bourgeoisie italienne de faire face à ses concurrents au sein de l’Union.

CONSTITUTION DU GOUVERNEMENT.

Le 10 juin, le gouvernement Silvio Berlusconi est formé, dominé par Forza Italia, avec l’adjonction de ministres issus d’Alliance nationale, de la Ligue du Nord ainsi que de deux groupes chrétiens démocrates (CCD et CDU). Parmi les nominations significatives, celle de Gilio Tremonti nommé super ministre de l’économie et des finances. Au nombre des projets de Tremonti : le rétablissement de la loi détaxant les bénéfices réinvestis, et une réforme de la fiscalité inspirée de celle de Reagan en 1986 : réduction du barème de l’impôt à trois tranches, avec un taux maximal de 33% (contre 40% aujourd’hui).

Néanmoins, la mise en place des mesures fiscales prévues devra tenir compte des contraintes de l’Union européenne : "nous savons que nous sommes en Europe et que l’Italie doit respecter le pacte de stabilité". Et, afin de rassurer pleinement les autres bourgeoisies européennes, allemande et française en particulier, c’est un homme réputé pour être "pro-européen" qui est nommé ministre des affaires étrangères : Renato Ruggiero, un homme imposé par le président honoraire de Fiat et sénateur à vie Giovani Agnelli.

Umberto Bossi, le chef de la Ligue du Nord, est nommé quant à lui ministre des réformes et de la dévolution et c’est à Gianfrano Fini, le principal dirigeant d’Alliance nationale, qu’est réservé le titre de vice-président du conseil.

Aussitôt formé, le gouvernement présente une première série de mesures que le parlement doit avaliser durant l’été : incitations fiscales et aides aux entreprises, législation libéralisée sur les contrats de travail à durée déterminée, flexibilité accrue…

Certes, les plus gros dossiers –retraites et décentralisation– sont renvoyés à plus tard, mais déjà le patronat fait connaître sa satisfaction.

UNE " OPPOSITION " DE BONNE VOLONTÉ.

Si Berlusconi et son gouvernement bénéficient du plein soutien du patronat, ils n’ont par ailleurs vraiment rien à redouter des chefs de l’opposition officielle.

Sur le plan politique, le principal parti ouvrier, D.S., préserve le dispositif d’alliance avec des forces bourgeoises que constitue l’Olivier. Mieux, il fait réélire Franscesco Rutelli, le chef du groupe bourgeois de la Marguerite, comme chef de "l’opposition", celui ci étant désigné à l’unanimité. Certes, bien qu’ils en avaient le projet, les dirigeants des Démocrates de gauche n’ont pas pu, jusqu’alors, aller jusqu’au bout dans le processus de liquidation de D.S. assujetti à l’Olivier et à la Marguerite. Mais ils indiquent leur volonté de maintenir cet objectif. Encore faut-il pouvoir réaliser celui-ci, ce qui exigerait d’infliger au prolétariat des défaites d’une toute autre ampleur que celle, électorale, subie le 13 mai.

Et, de manière très déformée, y compris sur le plan électoral, continue à s’exprimer la puissance du prolétariat.

Celle-ci se manifeste en particulier à l’occasion des élections municipales partielles du 27 mai : à Rome en particulier, mais aussi à Naples et à Turin, contrairement à ce que laissaient espérer à Berlusconi les résultats des élections législatives dans ces villes, les candidats de la Maison des libertés sont battus. À Rome, c’est Walter Veltroni, le secrétaire national de Démocrates de Gauche (D.S.) qui est élu. Mais cette résistance à l’offensive de Silvio Berlusconi ne peut s’exprimer que sous la forme d’un vote pour des candidats présentés par l’Olivier, avec cette fois ci le soutien de Refondation communiste et de l’Italie des Valeurs dont les listes avaient été impulsées par l’ancien magistrat Antonio Di Pietro (ces dernières listes, ainsi que Refondation communiste, avaient refusé de s’allier avec l’Olivier au moment des législatives).

Ainsi les dirigeants des partis "ouvriers" combinent-ils deux politiques qui alternent et se complètent pour empêcher l’unité des organisations ouvrières, et d’elles seules : une politique de "fausse unité" incluant des organisations et regroupement bourgeois, et une politique de division entre notamment, Refondation communiste et Démocrates de gauche (ce qui n’exclut pas pour DS l’alliance maintenue avec la Marguerite et autres forces bourgeoises). Ce que ces dirigeants cherchent à interdire c’est l’unité des organisations ouvrières contre la bourgeoisie et ses partis.

En maintenant cette politique, la voie reste ainsi ouverte pour une ultérieure liquidation des Démocrates de gauche. Walter Veltroni est d’ailleurs un fervent admirateur de John Kennedy et du Parti démocrate américain… Et le soir de son succès électoral, il a demandé à ses supporters d’aller fêter leur victoire ailleurs que sur la place du Capitole, car la Mairie est "à tout le monde" !

C’est la même soumission à l’ordre bourgeois et au gouvernement Berlusconi qu’exprime le principal dirigeant syndical italien, Sergio Cofferati, secrétaire général de la CGIL. Interrogé à propos du programme gouvernemental de Berlusconi, il fait preuve d’une grande compréhension : ce programme "qu’il nous a présenté ne contient que des mesures en faveur des entreprises et rien pour les salariés et les retraités. Je pense que c’est une erreur…" Pour Cofferati, ceci signifie que les intérêts des travailleurs ne seraient pas irréductiblement contradictoires à ceux des patrons, qu’on pourrait défendre les uns en même temps que les autres. Et que Berlusconi ne serait pas le défenseur acharné des intérêts patronaux, tout au plus un brave homme qui commet une "erreur"…

Bien évidemment, c’est Silvio Berlusconi qui fait preuve en l’affaire de cohérence. Quant à Cofferati, le chef de la bureaucratie syndicale de la CGIL, il ne prend guère de précautions pour maquiller son soutien aux intérêts de la bourgeoisie italienne. Ainsi à propos des CDD : "nous n’avons rien contre les contrats à durée déterminée" explique-t-il (Le Monde 10 juin 2001). Simplement, il prétend faire croire que "le projet du texte gouvernemental ne correspond pas à l’esprit de la directive européenne".

Or Sergio Cofferati est un défenseur intransigeant de l’Union européenne…

Dans ces conditions, pas question de mobiliser pour mettre en échec la politique gouvernementale. Il faut au contraire désamorcer toute vélléité de résistance, en n’effectuant que des démarches juridiques et individuelles. D’une part, dit Cofferati, "nous allons déposer un recours à la cour constitutionnelle, qui doit garantir la cohérence de notre législation avec celle des autres États membres de l’Union Européenne " (sic) et d’autre part "la CGIL défendra tout salarié menacé par ce projet, au cas par cas" (re-sic)

C’est là donner un feu vert à l’offensive de Berlusconi. Quelques jours plus tard, le gouvernement de Berlusconi faisait une claire démonstration du caractère ultra réactionnaire de sa politique en organisant des provocations contre les manifestations de Gênes.

OFFENSIVE POLICIÈRE À GÊNES.

Le 20 juillet à Gênes, s’ouvrait la réunion du G8, réunion des chefs de gouvernements des huit principales puissances impérialistes de la planète. Une fois encore, face à cette réunion, une série de manifestations "contre la mondialisation", était appelée par un certain nombre d’associations (et aussi de dirigeants d’organisations ouvrières, notamment italienne, dont Sergio Cofferati …). Bien sûr, l’orientation impulsée par les organisateurs de ces manifestations (dont les Tute bianche, la LCR, etc…) ne doit tromper personne : il ne s’agit pas de combattre pour en finir avec le "capitalisme", mot devenu tabou pour ces organisateurs, mais de "protester", en demandant quelques mesures vaguement sociales. Ceci dit, des dizaines de milliers de manifestants se rendaient à Gêne à la recherche d’un cadre de mobilisation contre le capitalisme et les gouvernements bourgeois.

Le gouvernement Berlusconi, par la répression de ces manifestations, entendait afficher sa volonté de briser toute future mobilisation contre sa politique. À cette fin, il encouragea, s’il n’organisa lui-même, des provocations dans les rangs des manifestants, permettant ainsi des interventions policières d’une rare brutalité. Un manifestant fut tué, des dizaines gravement blessés.

Sur cette base, Berlusconi poursuivit son offensive contre les travailleurs.

SIX MOIS D'OFFENSIVE.

Six mois durant, le gouvernement Berlusconi put avancer dans la mise en œuvre de sa politique, tant sur le plan intérieur que sur le plan international, l’opposition officielle étant le plus souvent muette quand elle n’était pas ouvertement complice. Ainsi, au niveau international, après les attentats du 11 septembre, Berlusconi fut-il avec Tony Blair, le plus enthousiaste des partisans de George Bush. Ce qui conduisit cet homme chéri du Vatican à proclamer le 26 septembre qu’il fallait "être conscient de notre suprématie, de la supériorité de la civilisation occidentale", laquelle "est supérieure à l’Islam". Emporté par son enthousiasme, le même Berlusconi organisait le 10 novembre à Rome une manifestation baptisée "USA Day". Mais pourquoi se gêner ? À Rome comme à Paris, Berlin ou ailleurs, les différents partis sociaux-démocrates et ex-staliniens approuvaient l’intervention impérialiste en Afghanistan ; le 6 novembre, par 513 oui contre 35 non, la chambre des députés approuvaient massivement la mise à disposition des États-Unis d’un contingent militaire et d’équipements pour aider aux opérations en Afghanistan.

Tout ceci n’empêche pas Berlusconi de se préoccuper de ses intérêts particuliers, et de la nécessité de se mettre à l’abri des enquêtes judiciaires, tant nationales qu’internationales.

À cette fin, début octobre, une loi restreignant les commissions internationales est votée, permettant d’annuler aisément des milliers de dossiers transmis de l’étranger, notamment dans des enquêtes sur la mafia, les trafics de capitaux, etc… Parmi les bénéficiaires de cette loi : Berlusconi lui-même. Autres lois adoptées favorisant Berlusconi et ses semblables : une loi dépénalisant partiellement les faux bilans, une autre concernant les successions, et un décret loi permettant de rapatrier en toute légalité des capitaux exportés illégalement ; à ceci s’ajoutent des mesures pour accroître le contrôle de l’exécutif sur les juges.

D’une manière générale, il s’agit de mettre un terme aux enquêtes et poursuites judiciaires innombrables qui avaient marqué la décennie précédente, expression des déchirements et des affrontements antérieurs au sein de la bourgeoisie. Car il s’agit maintenant d’engager des "réformes" de fond contre les travailleurs et la jeunesse.

OFFENSIVES CONTRE L'ÉCOLE PUBLIQUE

La première de ces offensives concerne l’école publique. Elle est préparée par des "États généraux" de l’école, retransmis dans tout le pays les 19 et 20 décembre. Le projet gouvernemental conserve, de la précédente réforme élaborée par l’Olivier, tout ce qui va dans le sens de l’affaiblissement de l’enseignement public : autonomie des établissements, réduction d’une année de la durée des études (primaire et secondaire), mise en cause du statut national des fonctionnaires. Il s’appuie également sur la réforme antérieure due au gouvernement de l’Olivier renforçant le pouvoir des régions. Mais il s’agit cette fois d’aller nettement plus loin, de démanteler véritablement l’enseignement public : nette et précoce séparation de l’enseignement professionnel (dévolu aux régions) d’avec l’enseignement général partiellement régionalisé ; autonomie et mise en concurrence systématique des établissements tant privés que publics ; les diplômes, qualifications et cursus nationaux seront remplacés par des formations et validations régionales (pour l’enseignement professionnel) et des parcours individuels pour l’enseignement général, un "diplôme maison" validant le "portfoglio" du lycée. Ce sera le règne de "l’école-entreprise", dont les enseignants seront choisis et rétribués au mérite. Dès les États généraux de décembre, des dizaines de milliers d’étudiants manifestent au cri de "l’école n’est pas à vendre".

OFFENSIVE CONTRE LE CODE DU TRAVAIL.

Outre la loi visant à "blanchir" les innombrables patrons qui, aujourd’hui comme demain, utilisent en masse des travailleurs "au noir", est lancé par le gouvernement un projet de loi concernant le code du travail. Est en particulier visé l’article 18 qui fait obligation au patron de réemployer un travailleur dont le licenciement est considéré comme illégitime. De facto, cela revient à supprimer toute entrave réelle aux licenciements. Début décembre, les dirigeants syndicaux demandent que soit maintenu en l’état cet article 18.

Sergio Cofferati, le secrétaire général de la CGIL, explique en décembre qu’ " il n’y a pas d’alternative possible" au projet gouvernemental, que celui-ci doit être retiré. Mais Cofferati et les autres dirigeants syndicaux se gardent d’organiser toute vraie mobilisation pour imposer le retrait du projet gouvernemental. A la place, ce sont des "grèves échelonnées" qui sont organisées, de deux heures par jour, tandis que Cofferati se plaint que le gouvernement ne veuille pas "dialoguer avec les partenaires sociaux", ne veuille pas respecter "l’article 30 de la charte européenne signée à Nice", ne veuille pas "suivre une politique européenne et investir dans la qualité de l’emploi"… (La Tribune 7 décembre 2001). Autrement dit : Cofferati propose au gouvernement ses bons offices pour mieux gérer le capitalisme.

Si donc, fin décembre 2001, des éléments de résistance à la politique gouvernementale commencent à se manifester, ceux-ci sont encore balbutiants, complètement endigués par la politique des dirigeants des syndicats et ceux des partis ouvriers. Le gouvernement Berlusconi semble alors à l’abri de toute menace.

LA DÉMISSION DE RENATO RUGGIERO

Bien que pour l’essentiel, le capital financier italien soit très favorable à l’Union européenne et à l’euro, bien que l’Italie ait pu satisfaire aux conditions dictées pour rejoindre la zone euro grâce à la politique conduite par le gouvernement de l’Olivier, à l’ensemble des mesures anti-ouvrières prises avec l’appui des dirigeants syndicaux, la question de l’Union européenne demeure un facteur de crise au sein de la bourgeoisie italienne. Cette crise se réfracte au sein du gouvernement Berlusconi. Le 5 janvier, Renato Ruggiero, ministre des affaires étrangères, l’homme de Fiat réputé pour son "europhilie", annonce sa démission : il manifeste ainsi son opposition à l’hostilité qui s’affirme, au sein du gouvernement Berlusconi, contre l’Union européenne : en décembre, le gouvernement italien s’était ainsi retiré du projet, politiquement et financièrement important, de l’Airbus militaire A400M, projet qui, en outre, répondait aux intérêts industriels de Fiat. De même la mise en circulation de la "monnaie unique" avait été accompagnée, le 2 janvier, d’une déclaration tonitruante d’Umberto Bossi, l’un des piliers du gouvernement : " L’euro ? On n’en a rien à foutre". Avec cette démission, une faille s’ouvrait ainsi dans le dispositif de la bourgeoisie ; d’autres fissures apparaissent alors, au sein de l’appareil judiciaire notamment. À partir de là, une puissante vague de manifestations allait se développer contre le gouvernement Berlusconi et sa politique.

CRISE AU SEIN DE L'APPAREIL JUDICIAIRE.

"L’indépendance" de l’appareil judiciaire est une fiction : celui-ci est un rouage de l’appareil d’État, chargé comme l’ensemble de l’État d’assurer la défense de l’ordre bourgeois. Il n’y a en général qu’une séparation, toute relative, des fonctions. Néanmoins, en cas de crise au sein de la bourgeoisie, tout ou partie de cet appareil judiciaire peut acquérir une certaine "autonomie" en jouant son rôle dans les conflits entre les diverses fractions de la bourgeoisie, en se mettant au service d’une de ces fractions. C’est ce qui s’était développé dans les années quatre-vingt-dix avec l’opération " mains propres ". Cette question allait rebondir au début de l’année 2002.

Début janvier, le garde des sceaux décidait le transfert "sans délais" d’un magistrat milanais chargé d’une affaire de corruption de magistrat dans laquelle était impliqué Berlusconi. Peu auparavant, un autre juge chargé de cette affaire apprenait que l’escorte chargée de sa protection avait été allégée…

Le 12 janvier, à l’occasion de l’ouverture solennelle de l’année judiciaire, la crise éclatait au grand jour. Dans son discours, le procureur général de Milan, Franscesco Borrelli, ancien responsable de l’opération "main propre", avait dressé un véritable réquisitoire contre le gouvernement, les entraves au déroulement du procès impliquant Berlusconi et ses semblables, les décisions prises d’alléger les protections des juges chargés des affaires à risque, décisions prises "par vengeance mafieuse et/ou pour des motifs de rancune politique". Et le procureur avait conclu en appelant ses collègues à " résister, résister, résister ".

Deux mois plus tard, le ministre faisait déposer une plainte contre le procureur. Mais entre temps, l’appel à "résister" avait rencontré un large écho. Ainsi le 18 janvier, une assemblée réunie à l’appel du syndicat des auteurs cinématographiques faisait sien ce slogan, contre en particulier une série de nominations décidées par le ministre de la culture et touchant différentes institutions (école nationale du cinéma, biennale d’art de Venise, etc…) ; à l’évidence, Berlusconi contrôlant déjà l’ensemble des télévisions tant privées que publiques avait entrepris d’accroître sa mainmise sur les média et la création artistique.

Le 24 janvier, à Florence, c’est l’assemblée générale des professeurs d’université, réunissant ce jour-là dix mille enseignants –chiffre exceptionnel–, qui appelle à son tour à se dresser contre un gouvernement jusqu’alors protégé par les dirigeants des organisations ouvrières.

MANIFESTATIONS SPONTANÉES.

Dès fin janvier se créent des comités pour l’égalité devant la loi tandis que se multiplient des rondes spontanées de manifestants –des girotondi– autour des palais de justice. La première girotonda a lieu à Milan le 26 janvier. D’autres girotondi sont organisées autour des établissements scolaires et des hôpitaux, les uns et les autres étant menacés par la politique de Berlusconi. C’est par milliers et dizaines de milliers que, durant deux mois, vont se développer ces manifestations qui associent travailleurs du public et du privé, étudiants, intellectuels et diverses couches de la petite bourgeoisie. Ces manifestations spontanées sont très confuses quant à l’orientation, la spontanéité des manifestants étant elle-même nourrie par toute la politique des appareils, mais en même temps, elles se dressent contre la politique du gouvernement, traduisent la volonté de combattre ce gouvernement et de le chasser, et s’affrontent donc aux dirigeants des organisations ouvrières qui refusent le combat contre le gouvernement.

Parmi les figures de proue de ces manifestations figurent en particulier Fransesco Pardi, un universitaire de Florence, et le cinéaste Nanni Moretti.

Les déclarations de celui-ci vont être perçues comme une gifle pour les dirigeants de l’opposition officielle, et servir de ralliement aux mobilisations.

UN " OLIVIER SAUVAGE " ?

Le 2 février, devant 5000 militants réunis place Navona par les dirigeants de l’Olivier, Nanni Moretti fait le procès, en quelques phrases, de ces dirigeants : "la bureaucratie qui est derrière nous n’a rien compris. L’Olivier devra sauter au moins trois ou quatre générations avant de battre Berlusconi (…) avec des gens pareils, nous ne gagnerons jamais". A la tribune, Massimo d’Alema –que Moretti avait supplié dans un récent film de "dire quelque chose de gauche"…– s’eclipse. Ces déclarations –de même que les acclamations qui répondirent à la diatribe de Moretti– expriment toutes les contradictions dans lesquelles vont être enserrés, au cours des semaines qui suivent, ceux qui veulent combattre le gouvernement Berlusconi : une incontestable volonté que cessent les divisions entre les dirigeants des organisations ouvrières, DS et RC notamment, une volonté des travailleurs de combattre avec leurs organisations, et en même temps l’incapacité à dégager la nécessité de la rupture avec les organisations bourgeoises : la rupture en particulier de DS avec le cadre de l’Olivier, et avec les organisations de la Marguerite. "l’Olivier sauvage", comme fut parfois nommé ce mouvement de février mars 2001, n’en demeure pas moins un " olivier ", c’est à dire une alliance avec des forces et organisations bourgeoises.

Si ces manifestations purent être qualifiées " d’Olivier sauvage ", c’est parce qu’aucune organisation ne combattait consciemment, explicitement, pour l’unité des organisations ouvrières et pour la rupture avec les forces bourgeoises. Dans ces conditions, le mouvement spontané recherchant l’unité conduisait à reconstituer le dispositif des années 1996-98 : une alliance entre l’Olivier (DS et Marguerite essentiellement) et RC au lieu de l’unité des seules organisations ouvrières.

Ceci étant dit, face à une mobilisation qui tend à leur échapper, les dirigeants qui, comme Massimo d’Alema, critiquaient les manifestants qui font preuve "d’intransigeance anti berlusconienne", vont devoir modifier leur dispositif pour tenter de canaliser une mobilisation qui s’étend rapidement à la classe ouvrière sur la question décisive du code du travail :600 000 manifestants défilent ainsi, le 29 janvier, dans différentes villes, à l’appel de la CGIL, dont les dirigeants continuent à demander en même temps au gouvernement davantage de concertation… ; le 15 février, cette fois-ci à l’appel des syndicats non confédérés tels que les COBAS ou la CUB, ce sont 100 000 travailleurs, 150 000 peut être, qui défilent à Rome contre la privatisation du système de santé et contre la réforme de la loi sur les licenciements.

UNE MOBILISATION CROISSANTE.

D’autres manifestations se poursuivent, tant contre la volonté de Berlusconi de rétablir sa pleine autorité sur l’appareil judiciaire que contre le contrôle effectif qu’il a sur la quasi-totalité des chaînes de télévision (d’autant que la loi qu’il présente sur "les conflits d’intérêts" ne modifiera pas cette situation)

Ainsi le 23 février, à l’appel de la revue "Microméga", 40 000 manifestants se réunissent à Milan pour le dixième anniversaire de l’opération "mains propres".

Le 2 mars, ce sont 150 à 500 000 manifestants qui se mobilisent contre la politique du gouvernement Berlusconi. Les dirigeants de Refondation communiste sont absents ce jour-là (ainsi que les organisation du Forum social). Ceux de DS et de l’Olivier, présents, se disposent pour canaliser cette vague de mobilisation. La manifestation s’achève en particulier avec le discours de Rutelli, le dirigeant de la Marguerite. Il commence par une pseudo-critique : "Nous avons reçu de fortes critiques (…) aujourd’hui, nous disons que nous avons compris le message".

Et il réaffirme alors le projet de transformer l’Olivier en une fédération de partis, ce qui renforcerait l’emprise de la bourgeoisie sur DS.

Mais dans les semaines qui suivent, les différentes mobilisations vont tendre à fusionner en une mobilisation générale contre le gouvernement, mobilisation qui se cristallise sur la question du code du travail et de la défense de l’article 18. Ainsi les 40 000 manifestants qui s’étaient réunis le 23 février sur la question de la justice avaient décidé de se rallier à la mobilisation ouvrière en défense du code du travail. Le 2 mars, nombre de manifestants avaient conspué l’absence du dirigeant de Refondation communiste, Francesco Bertinotti. Au cours du mois de mars, dans leur mobilisation, les travailleurs vont imposer que l’unité se réalise en défense de l’article 18 du code du travail.

23 MARS UNE MANIFESTATION GIGANTESQUE.

A Rome, le 23 mars, à l’appel de la CGIL (Confédération Générale Italienne du Travail) dont les dirigeants sont liés à DS, a lieu une manifestation gigantesque contre le projet de Berlusconi de réforme du droit de licenciement, réforme que le patronat italien appuie de tout son poids : un million de manifestants au moins, deux à trois millions sans doute, envahissent le centre de la capitale. Une marée humaine sans précédent depuis la manifestation de novembre 1994 en défense des retraites menacées alors par le premier gouvernement Berlusconi. Pourtant tout avait été fait pour entraver cette manifestation : d’abord le refus des dirigeants de l’UIL et de la CISL (chrétienne) d’appeler à cette manifestation ; ceux de la CISL précisent que "ce n’est pas le devoir d’un syndicat de changer les gouvernements", ce qui était une manière d’exprimer la crainte qu’une mobilisation mette en jeu l’existence même de ce gouvernement (alors même que les dirigeants de la CGIL, pas plus que ceux de la CISL, ne souhaitaient mettre ce gouvernement en cause).

Ensuite quelques jours avant cette manifestation, l’assassinat de Marco Biagi, un expert auprès du ministre du travail, venait opportunément rappeler les menaces "terroristes" et les exécutions revendiquées par les "brigades rouges" que, dans le passé, les gouvernements bourgeois avaient su utiliser contre le mouvement ouvrier. Fait curieux : cet expert, que l’on savait menacé, venait de se voir retirer sa protection policière par le ministère de l’intérieur… Quant aux dirigeants de la CGIL, s’ils avaient maintenu leur appel à manifester, ils avaient alors tenté de la transformer en une manifestation "contre le terrorisme". Rien n’y fit : ce fut une manifestation d’une ampleur peut-être sans précédent dans l’histoire italienne qui déferla pour exiger le retrait pur et simple du projet gouvernemental, mobilisation à laquelle avaient dû se rallier aussi bien les dirigeants de DS que ceux de Reconstruction communiste.

UNE PROFONDE ASPIRATION À L'UNITÉ.

À la veille de la manifestation du 23 mars, le ministre du travail avait proposé de reprendre les négociations le mardi 26, en convoquant une table ronde associant gouvernement, patronat et dirigeants syndicaux. Mais le cadre de ces négociations est rappelé le même jour par Berlusconi : "les réformes sont en marche et le gouvernement n’a aucunement l’intention de changer de direction (…). Certes, nous sommes prêts à reprendre la voie de la concertation avec les partenaires sociaux. Reste le fait que la mort de Biagi implique pour nous l’engagement moral de continuer dans la voie des réformes".

Mais l’ampleur de la manifestation rendait difficile la reprise des négociations, alors même que les trois confédérations avaient décidé quelques jours auparavant, le 20 mars, d’une grève générale unie de 24 heures, en avril, le jour précis restant à fixer. Comment les dirigeants syndicaux auraient-ils pu négocier alors que la modification de l’article 18 était maintenue par le gouvernement ? Et comment le gouvernement aurait-il pu, à ce moment-là retirer son projet concernant l’article 18 sans que ceci soit une défaite ?

Car il est indéniable que le caractère historique de cette manifestation, alors même qu’une seule centrale syndicale, la CGIL, l’avait organisée, modifie la situation : désormais, les dirigeants de toutes les organisations ouvrières se voient contraints, par le mouvement même du prolétariat, à répondre à la volonté des masses que se réalise l’unité des organisations ouvrières contre le gouvernement. La grève unie est désormais inévitable, et chacun sait qu’elle sera massive. Reste à en fixer le jour. Quant aux dirigeants des partis ouvriers, ceux de Démocrates de Gauche et ceux de Refondation communiste notamment, ils doivent modifier leur dispositif. Pour Massimo d’Alema, (DS), l’heure n’est plus à fustiger les manifestants dont "l’apolitisme se cache derrière l’intransigeance Berluscolienne" : il est présent à la manifestation du 23 et renoue avec Nanni Moretti. Et Fausto Bertinotti (RC) qui avait critiqué lui aussi "la diabolisation du berlusconisme" et qui avait été hué pour sa politique de division des mobilisations, est également présent le 23 mars, pour se féliciter du discours du dirigeant de la CGIL (membre de DS) : "le discours de Cofferati a été vraiment bon et très déterminé sur l’article 18". Les mouvements "antiglobalisation", absents jusqu’alors des manifestations comme des girotondi, sont eux aussi présents le 23, regroupant 150 000 manifestants dans les cortèges. Cofferatti ne les oublie pas. À leur adresse, il lance : "obligez les partis à reprendre vos propositions".

SUSPENSION DES NÉGOCIATIONS ET APPEL À LA GRÈVE GÉNÉRALE.

Face à ce processus qui constitue une menace pour le gouvernement, plusieurs ministres, et Berlusconi lui-même, durcissent leur position, faisant l’amalgame entre la renaissance du terrorisme et la politique des organisations syndicales : "les brigades rouges sont les héritiers des contestations syndicales" déclare Umberto Bossi. "L’assassinat du professeur Marco Biagi est né dans le monde du travail", renchérit un sous-secrétaire du ministère du travail ; "tôt ou tard, il va nous falloir rétablir la légalité constitutionnelle" menace le ministre de la défense. Berlusconi lui-même, qui déclare d’abord que "ces déclarations de quelques ministres ne font la loi", n’en réaffirme pas moins peu après : "nous ne céderons pas à la place publique et aux coups de pistolet". Ce que le gouvernement Berlusconi espère, c’est que le durcissement provoque une fissure dans le front syndical. Mais à cette étape, l’espoir est vain. La CGIL refuse de participer à la table ronde convoquée pour le 26 ; aussitôt l’UIL et la CSIL adoptent la même position, toutes arguant du caractère inacceptable des déclarations gouvernementales, mais aucune ne pouvant de toute façon reprendre les négociations.

Le mardi 26, les trois centrales syndicales appellent à la grève générale, tout en cherchant à gagner du temps : ce sera le 16 avril.

MISE EN PLACE D'UN DISPOSITIF DE TYPE FRONT POPULAIRE.

L’amplification du processus de mobilisation ne va pas sans inquiéter certaines couches de la bourgeoisie : "les éventuels bénéfices que nous pourrions tirer d’une modification de l’article 18 ne valent sans doute pas une rupture du dialogue social" explique, le 27 mars, Marco Venturi, le président de l’association des commerçants Confercenti. Gilberto Benetton invite les "partenaires sociaux" à minimiser la portée réelle de la réforme de l’article 18 et à assouplir leurs positions. Et Innocenzo Cipolleta, ancien directeur général de la Confindustria déclare : "les attaques dont les syndicats ont été l’objet sont inacceptables (…) il ne faut pas s’accrocher à la modification ou non de l’article 18", car un compromis pourrait être trouvé, s’inspirant du système allemand : en cas de licenciement sans "motif légitime", un tribunal pourrait proposer non pas la réintégration du salarié, mais une indemnisation financière.

Ces propositions sont immédiatement reprises parmi les dirigeants de "l’opposition" officielle à Berlusconi. D’autant que ni Cofferatti, ni les dirigeants de DS et de RC n’ont l’intention de répondre véritablement à l’aspiration des travailleurs qui recherchent l’unité dans le combat contre le gouvernement. L’unité ? Certes… mais une fausse unité, sur une orientation acceptable pour la bourgeoisie : voilà ce que mettent en place les dirigeants. Dès son discours du samedi 23, Cofferatti avait rassuré la bourgeoisie en déclarant "nous sommes les fils des idées de la solidarité, le capital progressiste avait compris les besoins des travailleurs et garantissait la dignité humaine à travers la sécurité de l’emploi". Ce passage est remarquable : aux travailleurs qui croyaient que tous leurs acquis avaient été arrachés de haute lutte à la bourgeoisie, Cofferatti explique qu’il y a un "bon" capitalisme, qui "comprend les besoins des travailleurs". Peu importe qu’un tel capitalisme exploite le prolétariat, l’essentiel c’est la dignité humaine. C’est donc avec ce "capital progressiste" qu’il faut faire alliance.

Sur cette orientation, la plupart des dirigeants de l’Olivier –et pas seulement ceux de DS– étaient présents dans la manifestation du 23 mars, ainsi que l’ex-juge anti-corruption Antonio Di Pietro, animateur d’une organisation bourgeoise attachée à la défense de "l’État de droit".

Le 24 mars, l’alliance des groupes bourgeois appelée la Marguerite (composante de l’Olivier) se transforme en parti au cours d’un congrès constitutif. Franscesco Ruttelli en est le président. Avec l’Olivier, ils s’engagent maintenant dans une mobilisation qu’ils avaient jusqu’alors refusée… en faisant désormais "leurs" propositions sur la question des licenciements : la mise en place de procédures d’arbitrage "sur une base volontaire pour opter pour la réintégration ou l’indemnisation". Ce sont là exactement les propositions avancées par certains dirigeants du patronat qui s’inquiètent d’un affrontement majeur. Et ces dirigeants de l’Olivier proposent également la création de chèques d’allocation destinés à faciliter la reconversion des chômeurs prêts à suivre une formation : on irait ainsi, comme avec le PARE en France, à une remise en cause du droit à l’indemnité chômage.

Ceci passe par le dialogue social. Pour l’instant, Cofferatti ne peut que répéter : " nous sommes disponibles à reprendre le dialogue, si le gouvernement supprime l’article 18 de son projet de loi cadre sur la réforme du marché de l’emploi". Une porte est ainsi ouverte : tout le reste est "négociable". Berlusconi y est prêt : ce sera "au lendemain de la grève générale qui est devenue symbolique pour les syndicats" dit-il froidement.

Le 2 avril, dans la Republica, Sergio Cofferatti fait ses propositions, sur le mode du donnant-donnant, mode qui revient toujours à berner les travailleurs. D’un côté, Cofferatti demande l’extension à tous les travailleurs (nouveaux contrats, précaires, ou à temps partiel) du système de protection réglementé déjà existant ; mais de l’autre, il propose de jeter à bas tous les systèmes de protection déjà existant, en "réformant" les filets de sécurité sociaux : ceci implique "un changement culturel énorme" reconnaît-il.

Et il précise : "Les instruments visant uniquement à compenser la perte de salaire des sans-emploi ont fait leur temps". Il souhaite qu’on en finisse avec le système des pré-retraites qui "accablent le régime public des pensions de coûts inopportuns", et qu’on en finisse aussi avec la célèbre "caisse d’intégration des salaires" arrachée par le prolétariat italien (permettant de payer des travailleurs inoccupés au lieu de les licencier) au nom du fait que ce serait une voie de garage sans issue. À la place il propose des "contrats de solidarité" et une formation permanente.

On comprend le plaisir que manifeste aussitôt le ministre italien de l’industrie, Antonio Manzano : Sergio Cofferatti "a entrouvert une porte que nous pensions fermée". Car ces propositions sont doublement importantes : elles permettent d’abord de protéger le gouvernement Berlusconi qui demeure sous la menace d’une puissante mobilisation ouvrière, et elles vont dans le sens des exigences patronales d’augmenter le "taux d’activité" de la population italienne. À l’évidence, Cofferatti –dont le quotidien du Monde se plaît à faire un portrait élogieux– est l’un des meilleurs défenseur du capitalisme italien, et l’un des plus dangereux bureaucrates au sein du mouvement ouvrier.

16 AVRIL : UNE PUISSANTE GRÈVE GÉNÉRALE.

Le 16 avril la grève générale est, comme cela était prévisible, exceptionnelle : 13 millions de grévistes, 90% des salariés, et des manifestants par millions : 350 000 à Bologne, 400 000 à Florence, 300 000 à Milan… au total 2 millions au moins de manifestants : la plus importante grève générale de 24 heures depuis 20 ans. Mais la grève générale pour quoi faire ?

A ce niveau de mobilisation, la grève ne pouvait plus avoir qu’un seul mot d’ordre : dehors Berlusconi ! Imposer le retrait du projet gouvernemental impliquait d’infliger une défaite à ce gouvernement, et de combattre pour le chasser. Ceci aurait également impliqué d’avancer une perspective politique gouvernementale : non pas un nouveau gouvernement de l’Olivier, un gouvernement bourgeois d’alliance avec la Marguerite, mais un gouvernement des seules organisations ouvrières issues du PCI (et du PSI). À l’inverse, pour Cofferatti, Massimo d’Alema ou son compère de Refondation communiste, il s’agissait d’abord et avant tout de sauver le gouvernement, d’éviter au moins qu’il soit chassé par la mobilisation des masses. Ainsi dès le 10 avril, Fausto Bertinotti propose de combattre non pour chasser le gouvernement mais de "développer une tactique radicale d’obstruction"… en "lançant un paquet de référendums" ; or les travailleurs italiens avaient pu mesurer, quelques années auparavant, à quelles impasses mènent ces consultations plébiscitaires qui ne peuvent aujourd’hui que conforter Berlusconi.

En dépit de sa puissance, la mobilisation des travailleurs italiens ne put alors chasser Berlusconi : le mouvement spontané était allé le plus loin qu’il lui était à ce moment possible. Faute de parti révolutionnaire, faute de parti ouvrant une issue politique au mouvement des masses, la mobilisation était, pour un temps, entravée : le gouvernement Berlusconi était provisoirement sauvé. Il pouvait se restabiliser et reprendre l’essentiel de sa politique.

Mais parce que le gouvernement était profondément secoué par cette vague de manifestations et grèves, les dirigeants des syndicats et partis ouvriers -qui avaient été eux-mêmes mis en difficulté- durent attendre que la situation se décante avant de reprendre les négociations.

Après un premier contact le 22 avril, les discussions sont renvoyées à la fin du mois de mai, après les élections municipales partielles des 26 et 27 mai. Les résultats de celles-ci montrent que, pour l’essentiel, l’objectif visé par les appareils syndicaux est atteint : en dépit d’un léger effritement, les listes se réclamant des partis du gouvernement maintiennent leurs positions. Silvio Berlusconi peut continuer à gouverner.

Le vendredi 31 mai, six semaines après la grève du 16 avril, les négociations reprenaient, conformément aux exigences du patronat formulées le 23 mai devant l’assemblée générale de la Confindustria par son responsable, Antonio d’Amato : que le gouvernement achève les réformes promises et que les syndicats reprennent le dialogue social.

Comme le proposait Coffareti, le gouvernement met en parenthèse, provisoirement, la question de l’article 18 en ouvrant la discussion d’ensemble sur les "amortisseurs sociaux". Sur le fond, les projets du ministre du travail, Roberto Maroni, correspondent aux projets de Coffareti : par exemple, lier le versement des allocations chômage à l’acceptation d’une formation ou d’un poste dans la même région. Car il s’agit, pour Coffareti (et pour le ministre) de transformer "les amortisseurs sociaux en instruments fonctionnels de réorganisation des entreprises" au lieu d’être des moyens de "compenser les revenus de ceux qui ont perdu leur emploi". (sic)

Le gouvernement Berlusconi a donc obtenu une rémission. Autre chose est la durée de celle ci, et le fait que Berlusconi puisse reprendre ses objectifs d’une modification majeure du système politique italien.

Comment le prolétariat italien peut-il surmonter les obstacles qui se sont dressés sur son chemin, faire face à la question de ses vieilles organisations (de ce qu’il en reste aujourd’hui), commencer à avancer dans le regroupement de nouvelles forces, dans la construction d’éléments pour un parti ouvrier révolutionnaire ?

Répondre à ces questions, entre autres, implique de revenir sur les développements politiques antérieurs, ceux des dix dernières années principalement. Un prochain article de CPS abordera ces questions.
 



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