SOMMAIRE
CPS N° 76                                                                                              8 MARS 1999


L’IMPÉRIALISME EN CRISE :
UN ÉPISODE MAJEUR AU BRÉSIL

Rassemblés fin janvier dans la très luxueuse station suisse de Davos pour une rencontre devenue désormais rituelle, plus d’un millier de P.D.G., ainsi que plusieurs centaines "d’experts" et de responsables politiques, n’ont pu ignorer ni cacher la gravité de la situation économique et financière internationale, en dépit des habituelles professions de foi à la gloire du capitalisme.

C’est ainsi que le quotidien du patronat français est amené à rendre compte des débats de Davos en ces termes :

"Tout semblait sourire aux Américains, venus en force au Forum de Davos témoigner devant le Gotha international de l’entreprise et de la finance du dynamisme de l’unique superpuissance de cette fin de siècle. Une croissance défiant les prévisions des économistes les plus optimistes, une inflation toujours plus modeste, un excédent budgétaire à faire pâlir d’envie tout gouvernement européen. (...)

Mais voilà, en ces temps de mondialisation, la moindre faiblesse peut provoquer des effets boomerang encore mal évalués. Et les économistes présents à Davos se sont relayés pour dresser la liste des incertitudes nées de dix-huit mois de crise financière internationale. Excès de capacité de production dans nombre de secteurs, dont l’automobile, excès de dettes dans les pays émergents, désertés par les capitaux à court terme, récession dans des nations qui, avec le Japon, représentent plus du quart du revenu mondial. Sans parler d’un manque de leadership politique patent.

Dans ce contexte, le vice-président américain Al Gore vendredi et le secrétaire au Trésor Robert Rubin le lendemain ne pouvaient jouer le triomphalisme à Davos. Qui pourrait aujourd’hui écarter le risque de l’enchaînement infernal d’une chute de Wall Street, d’un effet richesse frappant les ménages, d’une chute de la consommation outre-Atlantique ? Avec ce que ce scénario sous-tend comme effet de contagion sur les autres places financières et la croissance mondiale." (Les Échos, 1er février)

En quelques lignes sont ainsi dégagés quelques uns des aspects essentiels du moment présent, en particulier l’apparente diversité des situations économiques qui masque de plus en plus difficilement la menace qui pèse sur l’ensemble de l’économie capitaliste internationale;

Une preuve supplémentaire était-elle nécessaire pour donner corps à cette menace croissante ? Alors même que se déroulait, à Davos, ce Forum, le réal brésilien descendait aux enfers : en quelques jours, et en dépit des puissants moyens financiers mis en oeuvre par les Etats-Unis et le FMI pour empêcher la dévaluation de la monnaie brésilienne, celle-ci perdait 40% par rapport au dollar. Après avoir balayé le Sud-Est asiatique et la Corée, puis la Russie, la tempête monétaire touchait désormais le coeur de l’Amérique latine.

Deux précédents articles ont analysé les développements de la crise dans le Sud-Est asiatique (CPS n° 72) et en Russie (CPS n° 74). L’article ci-après revient sur quelques aspects de la situation présente, en particulier la crise au Brésil. Un article ultérieur reviendra sur la situation aux États-Unis, et sur la crise dans laquelle se débat le Japon depuis dix ans.

Dès l’automne 1997, alors que la crise monétaire balayait depuis quatre mois le Sud-Est asiatique, la monnaie brésilienne fut menacée d’être emportée dans la tourmente. Signe annonciateur : la Bourse de Sao Paolo avait chuté de 32% début novembre 1997.

Avec les félicitations du FMI, le gouvernement du président Fernando Henrique Cardoso entreprit alors d’assurer la défense du réal, annonçant cinquante mesures qui visaient à faire payer à la population brésilienne, une nouvelle fois, le coût des mesures jugées indispensables par la bourgeoisie brésilienne et l’impérialisme américain : hausse de l’impôt sur le revenu, hausse des taxes sur les alcools et l’essence, coupes budgétaires, suppression massive d’emplois dans la Fonction publique (licenciement de 33 000 con-tractuels et gel de 70 000 postes vacants), etc....

Tout devait être mis en oeuvre pour conserver la parité quasi fixe du réal vis à vis du dollar.

AUX ORIGINES DU RÉAL

C’est en juillet 1994 que fut institué le réal, dans le cadre d’un plan qui visait à mettre fin à la longue période d’hyper-inflation qui avait caractérisé les années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt dix : cette inflation avait atteint, en moyenne annuelle, 700% entre janvier 1984 et juin 1994. Ces années avaient également été marquées par une grande instabilité politique : puissance du mouvement des masses se traduisant par d’importantes mobilisations et par la constitution du P.T. (Parti des Travailleurs, dont le premier plenum eu lieu en 1980) ; fin de la dictature militaire ouverte (officiellement, en 1985) ; destitution du président Color en 1992; etc...

Au long de ces années de crise financière et monétaire ont été instaurés différents plans, sept au total, visant à stabiliser la situation, qui tous ont échoué. Différentes monnaies disparurent successivement au fil de ces plans : cruzeiro ancien, cruzeiro nouveau, cruzado nouveau...,avant que ne soit établi le réal en 1994.

Ces années quatre-vingt se traduisirent, pour les masses brésiliennes, par une aggravation extrême des inégalités, un appauvrissement réel du plus grand nombre alors même qu’il y avait une relative croissance de l’économie dans son ensemble, le démantèlement des systèmes - pourtant déjà bien médiocrement développés - d’enseignement et de prévoyance sociale et de santé. Officiellement, on estimait à huit millions le nombre d’enfants abandonnés à la rue.

Dans cette situation, le P.T. dirigé par Lulla fut un premier instrument pour que la classe ouvrière brésilienne se reconstitue comme classe face à la bourgeoisie et à son Etat. Sa construction a correspondu aux aspirations et aux besoins immédiats de la population exploitée. Très rapidement, il est devenu le parti du prolétariat brésilien tandis que se constituait, sous son impulsion, la Confédération ouvrière des travailleurs (C.U.T.) en opposition aux "syndicats" officiels.

Mais le Parti des Travailleurs brésilien n’était pas pour autant le Parti ouvrier révolutionnaire, se fixant l’objectif de prendre le pouvoir, d’exproprier la bourgeoisie. Ce fut, au sens propre, un parti "ouvrier bourgeois" dès son origine, respectueux de l’Etat bourgeois, et cela tant par son programme que par la politique impulsée par une direction contrôlée en particulier par des chrétiens "sociaux", des "réformateurs", et d’anciens "pelagos" (bureaucrates issus des "syndicats" officiels de la période de dictature militaire).

De ce fait, alors qu’il n’y avait pas d’autre issue pour les masses, afin d’échapper à la misère croissante, que la prise du pouvoir, la réalisation de la réforme agraire, l’annulation de toutes les dettes, l’expropriation de la bourgeoisie, la construction de l’Etat ouvrier, c’est entravée dans le cadre de la société capitaliste que demeura la classe ouvrière brésilienne. Après avoir subi l’hyper-inflation, elle paya le prix de la stabilisation monétaire mise en oeuvre, au travers du plan "réal", par Cardoso qui était alors ministre des finances.

Lulla et la direction du P.T., ayant contribué à boucher toute issue politique aux masses (cf. C.P.S. n°55) finirent par se rallier au plan réal à la veille des élections présidentielles de 1994. Le candidat du Parti des Travailleurs, bien que donné favori peu de temps avant ces élections, fut alors largement battu par Cardoso qui s’était porté candidat au compte de la bourgeoisie. (Lulla n’obtenait que 27% des suffrages exprimés alors même qu’en 1989, il avait obtenu 47% au second tour).

Devenu président en 1994, Cardoso a donc pu poursuivre l’application d’une politique conforme aux exigences du FMI et de la bourgeoisie brésilienne : le maintien d’un réal stable, quasi-indexé au dollar, facilitait les exportations américaines en direction du Brésil et assurait la sécurité des investissements, qu’ils soient industriels ou strictement spéculatifs. Les capitaux ont alors afflué. Simultanément, les importations, qui avaient été stagnantes pendant de longues années, ont dépassé les exportations, puis ont crû en flèche à partir de la fin de 1994. Les entreprises nationales, ainsi soumises à une brutale concurrence, procédèrent à des licenciements massifs. Votorantim (premier groupe industriel brésilien) réduisit ainsi le nombre des salariés employés de 60 000 à 38 000.

Il en est résulté l’apparition, puis l’accroissement d’un déficit commercial et des comptes courants. Celui-ci représentait plus de 4% du PIB en 1987.

UNE STABILISATION INDISPENSABLE ....ET IMPOSSIBLE

Ces déficits sont devenus d’autant plus menaçants pour la stabilité du réal que la bourgeoisie brésilienne et son gouvernement ont été dans l’incapacité d’aller jusqu’au bout dans la mise en oeuvre des réformes jugées indispensables. La raison en tient à la puissance encore menaçante du prolétariat brésilien et aux contradictions de la bourgeoisie brésilienne, les deux aspects étant liés. Puissance du prolétariat brésilien : celle-ci s’exprime, en dépit des obstacles, sur le plan électoral. Bien que son candidat ait été battu aux élections présidentielles de 1994, le P.T. a renforcé le nombre de ses élus à l’occasion de l’élection des députés, sénateurs et gouverneurs.

Le prolétariat brésilien demeure un prolétariat puissant et combatif, le plus puissant d’Amérique latine. Contradictions de la bourgeoisie brésilienne: celles-ci résultent de la combinaison de traits arriérés, tels que la non réalisation de la réforme agraire, et de secteurs hautement industrialisés ; de la combinaison entre des secteurs économiques dominés par la bourgeoisie nationale et des secteurs contrôlés par des capitaux étrangers, capitaux dont l’importance va croissant et qui sont relayés par les éléments compradores de la bourgeoisie brésilienne. Si la subordination à l’impérialisme, américain pour l’essentiel, n’a fait que croître, la bourgeoisie brésilienne n’est que partiellement compradore : les traits nationaux sont encore prononcés. Toute reprise de la crise ne fait qu’aviver les contradictions au sein de cette bourgeoisie, accentuées par le caractère fédéral de l’Etat brésilien.

C’est ainsi que le gouvernement du président Cardoso n’a pu réaliser les réformes attendues : réforme du statut de la Fonction publique, réforme de la Sécurité sociale, réforme administrative et fiscale, redéfinition des rapports entre l’Etat fédéral, les 27 états fédérés et le collectivités locales.

En l’absence de ces réformes, l’augmentation de l’endettement interne a constitué la principale source du déséquilibre budgétaire, qui s’est situé entre 3 et 5% du PIB depuis 1995. Avec une politique fiscale tout particulièrement généreuse à l’égard des possédants, cela a provoqué une explosion de la dette publique interne nette. Celle-ci est passée de 170 milliards de dollars fin 1995 à 237 milliards de dollars en juillet 1997, soit 30% du PIB. La dette publique extérieure nette est alors de 33.5 milliards de dollars (4% du PIB).

Dans ces conditions, tout était en place pour que, dès l’été 1997, avec le développement de la crise boursière et monétaire en Asie du Sud-Est, le Brésil et sa monnaie basculent à leur tour dans la tourmente. Le plan de novembre 1997, décidé dans l’urgence, visait donc à rattraper le temps perdu.

QUATORZE MOIS DE SURSIS

Le plan, adopté par le Congrès, combinant hausses d’impôts et de taxes et coupes budgétaires drastiques, fut évalué à environ 20 milliards de dollars. Pour l’essentiel, sa concrétisation impliquait le vote de plusieurs réformes jusqu’alors repoussées. Les premières furent votées en février 1998 : l’une s’attaquait au statut des fonctionnaires. Ceux-ci pourraient désormais être licenciés sous couvert de "mauvaises performances professionnelles". En outre, chaque administration centrale, chaque État et chaque commune, pourrait procéder à des licenciements de fonctionnaires au seul motif que la masse salariale de l’administration concernée dépasserait 60% de ses recettes.

Une seconde réforme remettait en cause le système de retraites en vigueur, jusqu’alors automatiquement proportionnelles au temps de travail : un âge minimum (60 ans pour les hommes) et un seuil de cotisation (35 ans pour les hommes, 30 pour les femmes) étaient imposés. De ce simple fait, était attendue une diminution de 10% du nombre de départs à la retraite. Mais, pour une grande part, ce plan resta lettre morte. Il dut donc être complété par des taux d’intérêts extrêmement élevés destinés à éviter la fuite des capitaux : 30% nets pour certains bons du Trésor.

Il s’agissait là d’une véritable fuite en avant, d’autant plus spectaculaire que la seule hausse des taux d’intérêt se traduisait aussitôt par une hausse des dépenses budgétaires estimée à deux milliards de dollars par mois, annulant ainsi complètement le "bénéfice" escompté du plan de rigueur budgétaire. mais l’essentiel pour l’impérialisme américain et Cardoso était de gagner du temps : éviter à n’importe quel prix une conjonction entre la crise dans le Sud-Est asiatique en train de s’étendre à la Corée et une crise au Brésil, alors même que se profilait la crise en Russie et que les difficultés bancaires et monétaires s’amplifiaient au Japon. Tenir si possible jusqu’aux élections présidentielles de novembre 1998...

Avec l’effondrement du rouble russe, en août 1998, tout faillit basculer : entre le 1er août et le 24 septembre, ce furent 30 milliards de dollars qui fuirent le Brésil, pour des réserves de change estimées à 47 milliards de dollars. Au même moment, on évaluait l’ensemble de la dette extérieure brésilienne à 228 milliards de dollars, dont une grande partie prêtés à court terme, 42 milliards devant être remboursés pour la seule année 1999.

Le 23 septembre 1998, la panique ayant saisit les marchés boursiers, Le Monde commente : "nouvelle journée noire pour les places boursières européennes. Le Brésil, la Chine et Hongkong ne semblent pas en mesure de résister très longtemps à la pression spéculative sur leurs devises".

La réponse est alors rapide : le 29 septembre, la Réserve fédérale américaine (Fed) baisse d’un quart de point son principal taux directeur, à 5.25. Cette mesure est insuffisante : le 10 octobre, la presse évoque une "débâcle générale sur les marchés d’actions, d’obligations et de changes". Fait important : pour la première fois, la panique saisit les marchés obligataires. La FED procède, le 15 octobre, à une seconde baisse d’un quart de point. Le dollar plonge, ce qui soulage d’autant la pression exercée sur le réal. (une troisième baisse sera effectuée le 17 novembre). Le cap de l’échéance électorale est désormais atteint : Henrique Cardoso, président sortant, est réélu le 4 octobre. Mais d’extrême justesse. Et le second tour, qui concerne les gouverneurs et un grand nombre de députés et sénateurs, a lieu le 25 octobre.

LES ÉLECTIONS D’OCTOBRE 1998

Plus encore peut-être qu’à l’occasion des précédentes élections, la direction du P.T. avec Lulla avait manifesté son "refus" d’aller au pouvoir en recherchant ouvertement des alliances avec des forces politiques bourgeoises, de telles alliances contribuant à démobiliser les travailleurs. A l’occasion de la onzième Convention du Parti des Travailleurs (août 1997), cette politique d’alliance avait fait l’objet d’âpres discussions, nombre de délégués rejetant cette orientation. Pour Lulla, il s’agissait de remettre en cause le caractère ouvrier de la candidature du Parti des Travailleurs en se présentant comme le candidat de "l’alternative démocratique au néolibéralisme"..

Cette recherche d’alliances allait conduire le P.T., dans un certain nombre de circonscriptions et d’Etats, à soutenir un candidat bourgeois, souvent proche de Cardoso, contre un autre candidat bourgeois. Dans ces conditions, le 4 octobre, une fois encore, Lulla fut battu par Cardoso.

Néanmoins, en dépit des obstacles, la volonté d’en finir avec les représentants de la bourgeoisie chercha à s’exprimer sur le terrain électoral, et de manière nettement plus forte qu’à l’occasion des précédentes élections. L’élection de Cardoso elle-même, à la surprise des "observateurs", ne fut acquise qu’avec 50.52% des "exprimés" tandis qu’avec plus de 20%, les votes blancs et nuls dépassèrent nettement les résultats antérieurs. Lulla da Silva, crédité de 25%, recueillit près de 35% des suffrages exprimés.

Au second tour, c’est une large majorité parlementaire qu’obtint Cardoso, mais en même temps plusieurs postes de gouverneurs échappaient à son contrôle, notamment dans trois des quatre plus grands États. Le Parti des Travailleurs gagnait le poste de gouverneur de l’État de Rio Grande do Sol et celui du Mato Grosso do Sol, renforçait son groupe parlementaire (de 50 à 58 députés) et celui des gouverneurs (de 5 à 7). Mais là encore, s’affirma la volonté, impulsée par la direction du P.T., de laisser les candidats de la bourgeoisie gouverner, interdisant de ce fait aux travailleurs de voter pour un candidat ouvrier : ainsi à Sao Paolo, Etat décisif avec 22% de la population du pays, les dirigeants du P.T. ont fait élire Mario Covas, un proche de Cardoso, contre un autre candidat de la bourgeoisie, Maluf, qui fut gouverneur au temps de la dictature militaire. Aussitôt élu, Covas s’est engagé à associer les dirigeants du P.T. à sa politique.

Covas étant, de par la place politique et économique de l’État de Sao Paolo, le prétendant "naturel" à la succession présidentielle, le soutien qui lui est donné par la direction du P.T. indique bien à quel point ces dirigeants sont engagés, au plus haut niveau, dans une politique de collaboration ouverte avec le principal parti bourgeois, pour le présent et l’avenir, ce qui ne va pas sans provoquer de profondes fractures au sein du Parti des Travailleurs.

INTERVENTION "PRÉVENTIVE" DU FMI

Dès son élection, Cardoso a dû annoncer un plan d’une extrême rigueur, conformément aux attentes du FMI. La situation devenait en effet intenable, la fuite des capitaux se poursuivant en dépit d’une hausse des taux d’intérêt à 49.75%. Cette politique de hauts taux d’intérêt pratiquée tout au long de l’année avait provoqué la chute des investissements et une brutale hausse du chômage, la production industrielle diminuant de 2.5 à 6% en un an. L’ensemble des mesures - mélange de coupes budgétaires et de hausses d’impôts - est évalué à 23.5 milliards de dollars. A cela s’ajoute la décision d’imposer aux retraités de la Fonction publique une cotisation sociale de 11%. Sur cette base, le ministre des finances annonce une chute du PIB de 1% en 1998, et espère tout au mieux réduire à 20% le niveau des taux d’intérêt.

Sans attendre que ce plan soit adopté par le Congrès, le FMI décide d’intervenir en urgence et de manière préventive : le 13 novembre, est signée entre le FMI et le gouvernement de Brasilia une lettre d’intention qui prévoit une intervention du FMI, sur trois ans, supérieure à 41 milliards de dollars. Cette intervention est exceptionnelle par son ampleur : 9 milliards utilisables à très court terme, et 37 dans les douze mois si nécessaire. Elle est également exceptionnelle par son caractère préventif, plus marqué encore que lors de la tentative du FMI d’éviter l’effondrement du rouble. En contrepartie, le gouvernement s’engage à un ajustement budgétaire " de plus de 3% du PIB avec des réformes sur la Sécurité sociale, le secteur public, les dépenses publiques et le système fiscal ".

RÉSISTANCE AU SEIN DE LA BOURGEOISIE BRÉSILIENNE

Si l’intervention du FMI offrait un nouveau sursis, encore fallait-il que les mesures promises soient adoptées par le Congrès pourtant dominé par les partis bourgeois. Or fin décembre, le Congrès refusait toujours d’adopter le budget pour 1999, et n’avait voté ni la réforme des retraites des fonctionnaires ni les taxes sur les transactions financières. Outre la crainte d’une explosion sociale provoquée par la multiplication des licenciements et le développement d’un chômage massif, une partie croissante de la bourgeoisie brésilienne renâclait à se soumettre aux conditions draconiennes imposées par les Etats-Unis via le FMI, des pans entiers de l’économie brésilienne étaient désormais menacés par la chute des exportations et des taux d’intérêts meurtriers. 130 000 emplois ont ainsi été supprimés, en 1998, dans l’industrie de Sao-Paolo.

Cette résistance s’exprima par la voix d’Horacio Piva, le président de la toute puissante fédération patronale de l’État de Sao Paolo (Fiesp).

Elle s’exprima plus brutalement encore le 6 janvier 1999 lorsque Itamar Franco, gouverneur du Minas Gerais, décida un moratoire de quatre-vingt dix jours pour le remboursement de la dette due au gouvernement fédéral (qui s’élève au total à 15 milliards de dollars) : l’affrontement était désormais ouvert au sein de la bourgeoisie brésilienne.

Itamar Franco n’est pas, en effet, n’importe quel gouverneur : ancien vice-président du Brésil, il gouverna le pays de 1992 à 1994 à la suite de la destitution , pour corruption, de Fernando Color. Pour justifier sa décision, Itamar Franco évoquait l’étranglement financier de son État, le Minas Gerais (deuxième pôle industriel du Brésil), dont l’administration était " plongée dans le chaos financier ". La situation financière des différents États est effectivement désastreuse : 17 d’entre eux seraient en cessation de paiement. Ceci, en dépit d’un accord signé il y a deux ans, avec l’Etat fédéral, par 24 des 27 Etats de la fédération, visant à réaménager une dette totale estimée à 60 milliards de dollars. Cet accord limitait à 13% du niveau des recettes budgétaires le remboursement annuel du capital et re-finançait à trente ans les intérêts, au taux réel de 6%. En échange, l’Etat fédéral s’arrogeait le droit de bloquer les ressources centrales vers les Etats et obtenait l’engagement que la masse salariale des fonctionnaires soit limitée à 60% des recettes totales.

Mais ce n’est là qu’un aspect de la question. Le fond du problème c’est qu’ Itamar Franco, au compte des secteurs importants de la bourgeoisie brésilienne, décidait de porter un coup fatal à la politique du "réal fort" conduite par Cardoso. Cela n’avait rien à voir avec le caractère soi-disant imprévisible du personnage ou un " ressentiment " personnel de celui-ci à l’égard de Cardoso, comme l’expliquèrent un certain nombre de journalistes : la politique du "réal fort" était simplement devenue intenable.

Deux exemples l’illustrent : à Novo Hamburgo, dans le sud du Brésil, l’industrie de la chaussure - destinée au marché américain tout autant qu’au marché intérieur - employait 35 000 travailleurs en 1994. En 1998, il en restait moins de 10 000, et à peine 6000 en janvier 1999. Entre temps, la production asiatique, bénéficiant de salaires encore plus bas puis dopée par les dévaluations, avait balayé la production brésilienne de chaussures, dont les exportations avaient au total chuté de 30% en 4 ans.

Dans l’automobile, du fait des taux d’intérêts et de la hausse du chômage, les ventes de véhicules se sont effondrées en un an et les plans de licenciements se succèdent. A l’usine Ford de Sao Bernardo do Campo, 2800 travailleurs licenciés ayant refusé d’abandonner leur poste, la direction arrêta aussitôt la production.

LE RÉAL S’EFFONDRE

En décidant le moratoire, Itamar Franco, consciemment, ouvrait une brèche dans laquelle s’engouffrèrent aussitôt d’autres gouverneurs, dont celui de Rio de Janeiro, ainsi que celui du Rio Grande do Sul (Parti des Travailleurs). Dès le 7 janvier, la Bourse plonge. Le lendemain, Cardoso se fait menaçant et envisage d’utiliser ses "pouvoirs spéciaux".

Rien n’y fait. Le 13 janvier, le gouverneur de la banque centrale démissionne tandis que le réal, officiellement, subit une dévaluation de 9%. Cela ne suffit pas : le 15 janvier, le gouvernement renonce à défendre le réal, qui perd alors 20%. Quatre milliards de dollars ont été engloutis en trois jours, en vain.

Aussitôt la Bourse de Sao Paolo remonte de 33%, traduisant la satisfaction d’une part importante de la bourgeoisie brésilienne qui espère désormais une rapide baisse des taux d’intérêts. Cette satisfaction est ainsi traduite par l’ancien président de la banque centrale : " on a enfin déplâtré l’économie ".

Mais rien n’est règlé. Tandis que six gourverneurs se concertent pour contraindre le gouvernement fédéral à renégocier leurs dettes, le réal continue de s’enfoncer. Nombre d’industriels et d’exportateurs considèrent que, de toute façon, la baisse est insuffisante.

Le 18 janvier, la banque centrale fait alors remonter son taux directeur de 36 à 41% : " Il n’y aura de baisse de taux d’intérêt que quand le programme d’ajustement sera réalisé ", déclare Cardoso qui entend reprendre l’initiative après le revers majeur que vient de subir sa politique. C’est là l’exigence du FMI qui, avec la Banque mondiale, multiplie les pressions. Ainsi, la Banque mondiale suspend pour soixante jours, le 30 janvier, ses versements au Minas Gerais et au Rio Grande do Sul.

Le même jour, le président Cardoso limoge le président de la banque centrale nommé quinze jours auparavant tandis que débarque à Brasilia une délégation du FMI conduite par son numéro deux, Stanley Fisher. Itamar Franco explique alors que Stanley Fisher est, en fait, " le nouveau ministre des Finances brésilien " et que la nomination de Fraga à la tête de la banque centrale est " le résultat d’une interférence du FMI dans la politique économique brésilienne ".

À l’évidence, les affrontements au sein de la bourgeoisie brésilienne ne sont pas terminés avec la chute du réal. Précisons que les tentatives de résistance de certains secteurs de la bourgeoisie brésilienne à la politique du FMI ne donnent à ceux-là rigoureusement aucun caractère " progressiste " : chaque secteur défend ses intérêts dans le cadre des contradictions générées par les développements de la crise du capitalisme, contradictions accentuées par l’impérialisme qui cherche à reporter sur les économies dominées, telle l’économie brésilienne, le coût de cette crise.

Et ces conflits internes à la bourgeoisie s’estompent dès qu’il s’agit de porter de nouvelles attaques contre les masses.

NOUVEAU PLAN DE RIGUEUR

C’est ainsi que de nouvelles mesures sont votées par le Congrès, à une très forte majorité, conformément aux exigences de Cardoso. Le 20 janvier est en particulier décidé que les fonctionnaires à la retraite seront désormais soumis à cotisations sociales, tandis que sont augmentées les cotisations des fontionnaires en activité. Cette mesure, qui devra être validée en mars, doit rapporter à elle seule 2,5 milliards de dollars.

Pour autant, ces mesures ne règlent rien, pas plus que le nouvel accord signé le 8 mars avec le FMI. Cet accord, salué par les financiers étrangers, suscite de sévères critiques de la part de nombre de banquiers brésiliens. Il conditionne le déblocage du prêt accordé antérieurement à de nouvelles mesures de rigueur : la réduction massive des importations envisagée " signifierait une récession beaucoup plus terrible que celle qui est prévue " commente l’un d’entre eux. En outre, l’accord n’évoque pas le niveau du déficit budgétaire, lequel est soumis aux aléas des taux d’intérêt aujourd’hui exorbitants. Le Brésil était déjà dans la quasi impossibilité de régler ses dettes, tant intérieures qu’extérieures. La violente dévaluation du réal, le maintien de taux d’intérêt élevés, rendent encore plus improbable le règlement de ces dettes. Ainsi la dette intérieure s’élève à 250 milliards de dollars, dont 140 viennent à échéance cette année, essentiellement dans les mois à venir. Plus de 40% de cette dette est assortie de taux variables.

UN SÉVÈRE ÉCHEC POUR LES ÉTATS-UNIS

Six mois après l’effondrement du rouble russe, la chute de la monnaie brésilienne constitue un événement d’importance et un nouvel échec, majeur, pour l’impérialisme américain. Le Monde du 17 janvier commente en ces termes le fait que " la devise de la huitième puissance économique du monde et l’un des principaux partenaires commerciaux des États-Unis (....) ait perdu tout support ou tout repère " :

" cet événement constitue un événement monétaire et donc économique sans commune mesure avec le décrochage du rouble russe, en août 1998, ou même avec la chute du bath thaïlandais, en juillet 1997 ". De fait, les États-Unis sont particulièrement engagés au Brésil. Les créances des banques américaines s’y élèvent à 17 milliards de dollars, soit un quart de leurs engagements en Amérique latine, devant les banques allemandes (13 milliards) et les banques françaises (8 milliards). Pour les entreprises américaines c’est, après le Canada et la Grande Bretagne, le premier terrain d’investissement : plus de deux mille compagnies américaines y sont installées. En outre, alors que la balance commerciale américaine est massivement déficitaire, la balance particulière entre les États-Unis et le Brésil est exceptionnellement bénéficiaire au profit du commerce américain : en 1997, l’excédent commercial atteignait 5 milliards de dollars. On comprend mieux l’acharnement des États-Unis à défendre un réal surévalué.

Cet excédent commercial américain va nécessairement s’effondrer dans les semaines à venir. Les États-Unis vont donc multiplier les mesures pour le préserver.

C’est ainsi que dès le 12 février, une première décision tombe : le ministère américain du commerce annonce la mise en place de taxes " anti-dumping " allant de 25,14% à 71,02% qui frapperont désormais l’acier importé depuis le Japon et le Brésil. S’y ajouteront, en ce qui concerne le Brésil, des pénalités allant de 6,62 à 9,45% pour compenser les subventions à l’exportation dont bénéficiaient les producteurs brésiliens. Cette décision s’applique immédiatement, avec effet rétroactif possible de trois mois, sans attendre le texte définitif prévu pour le 28 avril.

En quelques instants étaient ainsi plus qu’effacés les bénéfices escomptés, dans la sidérurgie, par la dévaluation de 40% du réal.

Ce n’est là qu’un début; le sénateur John D. Rockefeller a précisé que ces premières sanctions ne représentaient " qu’un petit pas vers l’arrêt du torrent d’importations à bas prix. ".

Ayant perdu l’atout que représentait pour eux un " réal fort ", les Etats-Unis n’entendent pas renoncer au talon de fer qu’ils imposent aux populations d’Amérique latine. Il y va de leur propre avenir : les dirigeants américains savent, et ne le cachent pas, qu’un krach majeur peut à tout moment toucher l’économie américaine.

Certes, après une première et brutale secousse, les Bourses mondiales et Wall Street en particulier, de même que le dollar, semblent avoir - au moins pour quelques jours- surmonté le choc brésilien : " l’effet " samba " sur les monnaies latino-américaines n’a pas cette fois eu lieu " commente La Tribune du 22 janvier. De même Les Echos du 20 janvier expliquent qu’avec l’adoption du plan de rigueur par le Congrès, " la crise brésilienne peut alors se résumer à une sérieuse mise en garde contre les mauvaises gestions ". Mais ce n’est que partie remise.

DÉSTABILISATION DE L’AMÉRIQUE LATINE

Au niveau de l’Amérique latine, les conséquences vont être dévastatrices, ne serait-ce qu’à cause du poids du Brésil dont le PIB, avec 800 milliards de dollars, représente 45% de l’ensemble de l’économie Sud-américaine.

L’Argentine, qui entend conserver une parité rigoureusement fixe avec le dollar, va être fortement touchée : le Brésil assure un tiers des débouchés des exportations argentines. Une voiture sur deux fabriquée en Argentine roule au Brésil. L’essentiel des produits laitiers est destiné au marché brésilien. Un tiers de la production pétrolière, déjà mise à mal par la chute des cours, est exporté au Brésil. Menacé de rétorsion par l’Argentine dont les entreprises réclament des mesures protectionnistes, le Brésil a aussitôt mis fin aux mesures antérieures d’aide aux exportations destinées à l’Argentine. Il tient en effet à préserver le Mercosur en dépit des pressions américaines dont l’objectif, depuis des années, est de démanteler cette zone douanière au profit d’une très vaste zone de libre échange sous contrôle américain.

Mais le Mercosur est considérablement fragilisé par la dévaluation du réal : il y a contradiction brutale entre un réal dévalué et le maintien d’un peso argentin strictement égal à un dollar. Ce peso est lui-même, en dépit des déclarations optimistes du gouvernement de Bueno-Aires, extrêmement menacé. Ainsi l’Argentine a dû, en octobre 1998, emprunter 5.7 milliards de dollars pour " tenir " jusqu’en mars 1999.

La situation des autres pays est encore moins brillante : le Vénézuela est au bord du naufrage du seul fait de l’effondrement des prix du pétrole. La Colombie a déjà dévalué en septembre dernier et, à la mi-février, c’est au tour de l’Equateur d’abandonner la défense de sa monnaie : le " sucre " plonge alors de 16%.

UN PAS VERS LA DISLOCATION DU MARCHÉ MONDIAL

Au delà de l’Amérique latine, la dévaluation du réal s’inscrit dans un processus de dévaluations compétitives qui se met peu à peu en place ; le Brésil était de plus en plus sévèrement concurrencé par les productions asiatiques ; avec la dévaluation massive du réal, cela va être au tour des productions brésiliennes d’exercer de telles pressions sur d’autres pays qui seront, à leur tour, conduits à dévaluer. D’ores et déjà les pronostics vont bon train : quel sera le prochain pays touché ? La Turquie ? l’Afrique du Sud ? la Chine ? A dire vrai, les candidats sont fort nombreux. Un article des Echos du 20 janvier analyse ainsi :

" à court terme, les pay:s qui, de l’Argentine à Hongkong, ont joué à fond l’ancrage au dollar en se dotant d’un " currency board ", ce conseil monétaire gérant un taux de change fixe liant leur monnaie au billet vert, se retrouvent en première ligne ". Mais au delà, la crise peut se porter brutalement sur un centre impérialiste, le Japon bien sûr mais plus encore les Etats-Unis, centre du système capitaliste mondial.

La dislocation du marché mondial serait alors à l’ordre du jour. De ceci, les dirigeants de la bourgeoisie sont parfaitement conscients. En témoigne un article du quotidien précédemment cité, qui explique que :

" les bombes à retardement ne se situent pas seulement dans les pays émergents. La montée des déficits commerciaux américains, lourds de menaces protectionnistes, en est une. Le retournement de Wall Street, annoncé de longue date compte tenu des résultats moins brillants d’entreprises malmenées par la crise, en est une autre. De taille, tant les revenus des Américains, lourdement endettés, en dépendent.

Alors même que le président Clinton affirmait l’inverse dans son discours sur l’état de l’Union, certains économistes n’hésitent plus à envisager que les Etats-Unis trébuchent avant leur dixième année de croissance et connaissent une récession pure et simple ".

Et le journaliste de conclure, après avoir évoqué sans conviction une hypothétique accalmie,  : " la secousse brésilienne aura rappelé à tous ceux qui se laissent bercer par la douce euphorie des marchés que beaucoup reste à faire pour éviter à l’économie mondiale un nouveau KO debout " (le 22/02/99).

(CPS reviendra prochainement sur les rapports entre Japon et Etats-Unis tels qu’ils se sont développés depuis dix ans et sur la situation économique en Europe).



DÉBUT                                                                                                       SOMMAIRE - C.P.S N°76 - 8 MARS 1999